Uchronie est forgé sur le modèle d’utopie (au sens étymologique de « hors du lieu » et signifie littéralement « hors du temps ». Un récit uchronique est en quelque sorte l’Histoire revisitée.
Le point de départ peut être une question que l’on se pose ou un fait historique dont on aimerait qu’il soit faux : et si Napoléon avait vaincu à Waterloo ? Celui qui croit à une erreur de l’histoire (ou plus simplement celui qui aime jouer avec les hypothèses) peut ainsi s’amuser à « corriger » le cours des événements et – c’est là où le plaisir commence vraiment ! – à imaginer toutes les conséquences que ce changement aurait entraînées.
Au quotidien, la propension à ce jeu intellectuel conduit à rêver sa vie au conditionnel passé au lieu de la vivre. Que serait-il arrivé si on avait fait telle chose au lieu de telle autre, si on avait épousé celui-ci plutôt que cet autre, si on nous avait refusé cet emploi que l’on exècre à présent ou si on avait échoué à cet examen sur lequel reposait toute notre carrière ?
La fiction, outre qu’elle soit presque par définition de l’uchronie, fait parfois de cette idée le thème central du propos. Ainsi du protagoniste du film Un héros très discret de Jacques Audiard, qui réussit à s’inventer un passé de résistant, ou d’un personnage de Daniel Poliquin dans la nouvelle « Le canon des Gobelins », qui devient professeur d’université sans avoir un seul des diplômes requis.
De la fiction à la réalité
En 1986, Emmanuel Carrère a consacré un essai fantaisiste à ce sujet somme toute assez marginal, qui se révèle après coup être une porte d’entrée privilégiée dans son œuvre. La lecture du Détroit de Behring, Introduction à l’uchronie1 nous permet en effet de comprendre à quel point l’affaire Jean-Claude Romand, racontée dans L’adversaire2, a pu frapper l’imagination de l’auteur de La moustache3 et de La classe de neige4. Rappelons l’essentiel de cette triste et authentique histoire : le 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand a tenté de s’enlever la vie après avoir tué tous les membres de sa famille, lesquels étaient sur le point de découvrir qu’il n’était pas médecin, comme il le prétendait, et que, tout en donnant toutes les apparences d’un professionnel occupé, il passait ses journées dans sa voiture à attendre que le temps passe. Il avait réussi à faire vivre sa famille jusqu’alors en escroquant les personnes âgées de son entourage, qui avaient une confiance aveugle dans les « placements » que le docteur Romand pouvait faire en leur nom. Mais le filon était épuisé, et le faux médecin n’avait pas la force de revenir sur dix-huit années de mensonge. Il a été condamné à la réclusion perpétuelle et est, semble-t-il, un détenu à la bonne conduite exemplaire.
Emmanuel Carrère venait donc de découvrir, dans la réalité, un être qui avait vécu littéralement hors du temps et de la société, un personnage encore plus uchronique que ceux qu’il avait imaginés dans ses romans. Rien d’étonnant à ce qu’il veuille le rencontrer personnellement et qu’il commence la démarche qui l’a conduit à la rédaction de L’adversaire, livre qui n’est pas tout à fait un roman et qu’on hésite à qualifier d’essai. Une part de fiction vient en effet cimenter les informations authentiques et Carrère oscille entre son propre point de vue et celui du personnage, qu’il essaie de comprendre.
L’art du point de vue
Il raconte ainsi les différents moments par lesquels il est passé et nous apprenons incidemment que La classe de neige, où un enfant émotivement fragile découvre peu à peu que son père est un trafiquant d’organes, est en quelque sorte une étape de cette démarche, entreprise à un moment où l’auteur, après une lettre à laquelle le prévenu n’avait pas donné suite, avait renoncé à le rencontrer. C’est après avoir lu La classe de neige et en avoir été bouleversé que Jean-Claude Romand a finalement répondu à la demande d’Emmanuel Carrère et accepté de le rencontrer. L’auteur a également pu assister au procès et observer l’accusé au moment où on l’obligeait à revivre les différentes étapes de son histoire. Du coup, Carrère avait accès à une information privilégiée, mais il ne voulait pas en faire un banal récit événementiel pour voyeurs, ce que la presse à scandale se charge de faire quotidiennement. Pour traquer l’humain derrière l’inhumain, le sujet derrière celui qui demeure un monstre, Carrère avait compris que « l’objectivité est un leurre » et « qu’il lui fallait trouver [sa] place face à [cette] histoire5 ». C’est en ne se défilant pas devant cette obligation qu’il a donné à son livre toute sa force : obliger le lecteur à prendre lui aussi sa place dans cette narration.
L’art d’adopter un point de vue et d’y faire entrer son lecteur est en l’occurrence ce qui distingue Carrère en tant que romancier, qui, fasciné par l’uchronie, joue doublement sur la frontière parfois trouble entre réalité et fiction. La moustache demeure à cet égard une réussite impressionnante.
Avoir ou non une moustache
Un soir, alors qu’il se prépare à sortir avec sa femme Agnès pour aller dîner chez des amis, le protagoniste de La moustache imagine de raser les poils qui ornent sa lèvre supérieure depuis une dizaine d’années. Agnès ne remarque rien, ou feint de ne rien remarquer. D’un naturel facétieux, elle veut sans doute le taquiner. Il attend alors avec impatience la réaction qu’elle aura chez leurs amis. Mais la soirée se passe sans que personne ne fasse allusion à l’absence pourtant remarquable de moustache. Agnès aura prévenu leurs amis, pense-t-il, en même temps qu’il trouve que la plaisanterie a assez duré. Au retour, il lui demande enfin carrément ce qu’elle pense de son nouveau visage. Agnès, étonnée (ou feignant de l’être ?), regarde son mari et lui dit très sérieusement, avec même un peu d’inquiétude dans la voix, qu’il n’a jamais eu de moustache.
Cela pourrait être une nouvelle, c’est le début d’un roman qui tournera au cauchemar pour le protagoniste. En effet, Agnès continue de soutenir, en dépit des photos où il se voit moustachu, qu’il a toujours été parfaitement glabre ; si bien qu’il finit par se demander si l’un d’eux sans doute elle n’est pas en train de devenir fou. Peu à peu, des pans entiers de sa vie avec Agnès semblent lui échapper ; ils n’ont plus les mêmes souvenirs, ils ne vivent plus la même réalité. Le dénouement dont il ne faut rien dire ici ne sera possible que lorsque la moustache aura entièrement repoussé.
L’effet de suspens de ce roman repose sur une utilisation remarquablement originale et maîtrisée de point de vue narratif. Le récit est raconté à la troisième personne, mais entièrement dans la perspective du protagoniste, exactement comme si c’était lui qui racontait sa propre aventure. En effet, nous n’avons accès qu’à sa perception à lui, à son optique limitée d’individu subjectif, mais le fait que le narrateur extérieur prenne en charge le récit incite subtilement le lecteur à croire que cette sensation est objective, qu’elle correspond à la réalité de l’action romanesque. C’est pourquoi nous « vivons » pratiquement le conflit qui l’oppose à Agnès, car le narrateur n’épouse jamais complètement son point de vue à elle. Ainsi, nous avons accès à ce qu’elle dit, mais nous ne pouvons pas être certains de ce qu’elle pense, d’où l’incertitude que nous partageons avec le personnage. Et nous en arrivons à nous demander, comme lui, s’il n’est pas en train de perdre le sens de la réalité, attendu qu’ils n’ont plus les mêmes éléments de références, que l’un d’eux est en quelque sorte entré en uchronie. Le choix de cette perspective narrative est maintenu de main de maître avec une logique rigoureuse du début à la fin de l’histoire, et commande d’ailleurs plusieurs détails en apparence anodins (par exemple, le nom du protagoniste n’est jamais mentionné). On perdrait tout l’effet de cette construction narrative si on adaptait La moustache au cinéma (comme on a pu le faire pour La classe de neige). En effet, il faudrait choisir de mettre ou non une moustache au comédien, et ce choix fait par le cinéaste se substituerait malencontreusement à celui que doit constamment faire le lecteur.
C’est en ce sens, il me semble, que, au-delà de leurs propos respectifs, La moustache et L’adversaire se rejoignent : ils ne permettent pas au lecteur de se défiler. Dans le premier, le lecteur est habilement amené à se retrouver dans la peau du personnage ou à le tenir dès le départ pour fou et à considérer son histoire de l’extérieur. Cette simple alternative n’est cependant plus possible dans L’adversaire parce qu’il s’agit d’emblée d’événements horribles donnés pour vrais. Or, la fascination et la curiosité que de tels événements provoquent mettent en cause quelque chose de malsain que ne camouflent qu’imparfaitement les bonnes intentions et qui n’a pas échappé à Emmanuel Carrère.
1. Le détroit de Behring, Introduction à l’uchronie, par Emmanuel Carrère, P.O.L., Paris,1986, 122 p.
2. L’adversaire, par Emmanuel Carrère, P.O.L., Paris, 2000, 221 p. ; 27,95 $.
3. La moustache, par Emmanuel Carrère, P.O.L., Paris, 1986, 186 p.
4. La classe de neige, par Emmanuel Carrère, P.O.L., Paris, 1995, 171 p.
5. L’adversaire, par Emmanuel Carrère, p. 205.
Emmanuel Carrère a publié :
Werner Herzog, Edilig, 1982 ; L’amie du jaguar, Flammarion, 1983 ; Bravoure, Prix Passion 1984, Prix de la Vocation, 1985, P.O.L, 1984 et J’ai lu, 1990 ; La moustache, P.O.L, 1986 et Folio, 1987 ; Le détroit de Behring, Introduction à l’uchronie, Grand Prix de la science-fiction 1987, Prix Valery Larbaud 1987, P.O.L, 1986 ; Hors d’atteinte ?, Prix Kléber Haedens 1988, P.O.L, 1988 et Folio, 1989 ; Je suis vivant et vous êtes morts, Philippe K. Dick, 1928-1982, Seuil, 1993 ; La classe de neige, Prix Femina 1995, P.O.L, 1995 et Folio, 1997 ; L’adversaire, P.O.L, 2000.