Difficile héritage artistique que celui de Jacques Brel. Presque indépassable sur son propre terrain, l’homme s’est construit en donnant un exemple d’originalité et d’intensité qui renvoie chacun à l’aigre-douce complexité de faire de même.
On le voit, ne serait-ce qu’à la difficulté qu’ont les interprètes de ses chansons à les réactualiser sans l’imiter ou le caricaturer, Brel a soufflé les « flonflons de la valse musette et de l’accordéon » vers un avenir à inventer. Ce qui n’enlève pas la pertinence, bien au contraire, de revenir sur le parcours de Jacques Brel pour bien comprendre où cet artiste nous a projetés.
C’est ce qu’a fait Marc Robine, lui-même auteur-compositeur-interprète et animateur du magazine Chorus, les cahiers de la chanson. Dans son essai sur Brel, Grand Jacques, Le roman de Jacques Brel1, à ma connaissance la plus volumineuse biographie brélienne, il a étonnamment allié la rigueur à la passion tout en mettant en relief de nombreux aspects d’une personnalité tumultueuse. La parution de cet ouvrage l’an dernier, 20e anniversaire de la mort de Brel, a coïncidé avec deux rééditions : le Jacques Brel, une vie2, du journaliste Olivier Todd, référence obligée, et L’œuvre intégrale3 du poète et chanteur.
Évidemment, on ne saurait trop recommander l’écoute attentive de l’œuvre discographique avant toute aventure poussée dans le domaine du commentaire : traverser un coffret de Brel provoque toutes sortes d’étonnements et de fascinations, tout en étant une étape indispensable pour faire naître les questions et une saine curiosité… Je suggérerais ensuite de réfléchir sur la manière, propre au XXe siècle, de survaloriser la figure du chanteur ou de la chanteuse populaires, manière dont participent un peu, indirectement, les ouvrages de Marc Robine et d’Olivier Todd. Sauf que, comme Ferré, Brassens, Leclerc et quelques autres, l’homme dont on parle a su creuser en lui jusqu’à atteindre une véritable universalité, qu’il a modifié et revitalisé ce qu’était, et sera, le chanteur, l’artiste scénique. Plus encore, il a accédé à ce qui dans la figure du troubadour nous concerne tous un peu beaucoup, au cœur de la mythologie du désir et de la désespérance.
Premiers témoins
Olivier Todd, journaliste de profession, auteur de maints romans et biographe de Camus en 1996, a eu l’avantage de rencontrer à plusieurs reprises Jacques Brel dans les années 60. Patiemment, il a su reconstituer, avec une exhaustivité et une exactitude inégalées, le parcours du personnage. Si quelques failles mineures ont pu être décelées depuis sa parution en 1984, Jacques Brel, une vie, avec son titre neutre, peut être considéré comme un portrait de base très réussi. Ce livre a bien vieilli ; ceux qui veulent approfondir des détails, ou encore laisser libre cours à leur sensibilité artistique et s’investir dans une rencontre complète et puissante avec le Belge chantant y trouvent leur compte.
La biographie n’est littéraire en effet que si elle échappe à l’encyclopédique, si sa précision colporte avec elle un peu du montage artistique qui permet d’interpeller l’imaginaire du lecteur. Le document d’Olivier Todd, d’ambition différente et frôlant de peu l’hagiographie, évite tout de même un trop grand lyrisme et fournit des balises utiles. En prime, des annexes originales, telle une liste de livres ayant appartenu à Jacques Brel. Ayant profité de contacts, autant avec l’officielle « Madame » Brel qu’avec Maddly Bamy, dernière compagne des îles Marquises, l’auteur semble être un intermédiaire de choix. Son texte cite évidemment certaines chansons qui rappellent la synchronicité de l’œuvre et de la vie, mais il échappe à la superficialité de bon nombre de commentaires concoctés pour accompagner des albums de photos.
On a dit d’Olivier Todd qu’il avait fait de sa biographie un roman d’aventures. C’est le genre de commentaire passe-partout qu’on entend souvent, même s’il est plutôt rare qu’on associe véritablement les ressources du documentaire et celles de la fiction. Marc Robine, lui, exploite ouvertement ce lien qui existe, dans l’opinion, entre récit de vie et fiction romanesque, encadrant son projet par le titre même : Grand Jacques, Le roman de Jacques Brel. Entrepris presque au moment où paraissait l’ouvrage d’Olivier Todd, le livre aura mis une dizaine d’années à voir le jour, précédé, en 1994, par une Anthologie de la chanson française qui valut à Marc Robine le Prix Charles-Cros. S’il est vrai que la biographie consiste pour une grande part dans un travail d’empathie, on peut dire que ce livre est celui qui va le plus loin dans le contact indirect avec le chanteur, en plus d’apporter quelques rectifications et de nuancer certaines idées reçues.
Brel, moi et les autres
D’au moins deux cents pages de plus que celui d’Olivier Todd, l’ouvrage de Marc Robine est aussi très détaillé. La différence se situe cependant dans l’ampleur du traitement. Sans chercher à creuser exagérément certains événements, l’auteur s’emploie à entrecroiser toutes les sources disponibles, dont la biographie d’Olivier Todd, pour restituer l’humain derrière la personne publique en s’appuyant sur le caractère passablement autobiographique des textes et sous-textes bréliens. Si Olivier Todd avait eu un accès privilégié aux sources premières, on peut dire que Marc Robine fait quant à lui partie de la « famille », du fait qu’il a déjà rédigé nombre de documents « officiels » dont quelques livrets discographiques. Ce qui explique entre autres la discographie, la plus élaborée jusqu’à ce jour, que l’on retrouve à la fin de son livre et qui concourt à le distinguer. La recension y est si poussée techniquement qu’elle est davantage affaire de collectionneurs, ses quatre rubriques rassemblant aussi bien les rééditions que les musiques de films et les interprétations.
Petit cadeau introductif : un mot de quelques pages de l’ami Pierre Perret, lui si bien placé, avec sa longue expérience en chanson avec et depuis Brel, pour présenter la légende sous un jour intime et humain : « On pourrait se demander si l’écriture instinctive de ce pourfendeur de matrones vicelardes n’était pas un chouia imprégnée de misogynie » (ce à quoi Pierre Perret n’est pas prêt à répondre par l’affirmative). De tempérament bien différent, Pierre Perret nous ouvre donc une fenêtre privilégiée sur le fameux Quichotte. Marc Robine nous le présente ensuite en refaisant presque sa généalogie (qu’un admirateur a, de toute façon, déjà commise il y a quelques années !) et en consacrant d’abord de longs développements à sa famille et à son enfance. C’est alors qu’on tente à nouveau de classer les bribes d’imaginaire qui font survivre Brel en nous…
Fils d’un bourgeois ayant fait fortune au Congo belge, Jacques Brel est pour toujours marqué par quelques expériences vécues dans sa jeunesse : les fraternalismes chrétien et scout, les participations théâtrales quand il était étudiant, la lecture du voyageur philanthrope que fut Saint-Exupéry. On aura beau lui réserver un poste confortable de cadre à l’usine paternelle, jamais il ne pourra se transformer en bon élève et se résigner à des voies déjà tracées. Bifurquer deviendra donc la Loi d’or sur laquelle il fondera toutes ses décisions.
Un jour, après des débuts artistiques peu fructueux en Belgique, Brel laisse momentanément femme et enfants à Bruxelles et débarque à Paris avec sa guitare et une valise. Les chansons de cette période sont caractérisées par une naïveté sentimentale que n’atténue pas la soutane médiévale qu’il arbore. Moustache étrange, dentition chevaline, rien ne le prédispose à conquérir la sympathie du milieu des variétés de l’époque. Georges Brassens, déjà bien établi, l’affuble, après un concert reçu de façon mitigée, d’un sobriquet dont il mettra des années à se défaire, mais qui lui révèle un aspect de sa personnalité qu’il lui faudra retoucher : Tiens, voilà l’abbé Brel ! Ironie mordante mais perspicace, qui n’empêchera pas le bon Georges de lui apporter une aide précieuse dans les mois qui suivront.
Peu à peu, après quelques 78 tours au succès incertain, il passe chez le barbier et le dentiste (sur le conseil de Jacques Canetti) et se déleste les mains de sa guitare pour développer une forme de présence toute théâtrale, beaucoup plus ample, qui correspond bien à la mutation à l’œuvre dans ses compositions. Il n’en traverse pas moins une période difficile, véritable calvaire, années de doute pendant lesquelles il lui arrive de jouer dans trois cabarets différents le même soir, qui se terminait, histoire de demeurer dans les bonnes grâces de la propriétaire, à faire la vaisselle en compagnie d’un Charles Aznavour qui partageait le même sort.
Par la suite, la carrière musicale de Jacques Brel prendra l’allure d’une ascension fulgurante, au cours de laquelle les nuits blanches, l’alcool et les femmes feront le relais entre de constantes prestations dans les salles les plus prestigieuses du monde. En treize ans à peine il bâtira une carrière parfaite, traversée en marathonien et parsemée de chansons qui n’en ont pas fini de diffuser leur force. Si son répertoire n’a pas l’homogénéité que possède sa trajectoire scénique, plusieurs pièces étant discutables et d’autres injustement méconnues, il demeure qu’il a produit, avec l’aide des compositeurs et arrangeurs François Rauber et Gérard Jouannest, certaines des meilleures chansons du siècle. Cette œuvre, disons-le, n’a rien à voir avec le travail d’orfèvrerie et de patience d’un Brassens, puisque la passion prend littéralement tout le champ chez cet Espagnol nordique. Chez lui les défauts font partie de l’édifice, l’asymétrie trouve son chemin et sa justification dans l’urgence et le totalitarisme du désir. Les analyses que Marc Robine réserve à chacun des disques réjouissent les lecteurs : elles sont sans complaisance et procèdent d’un sens indubitable de la signification globale de l’œuvre, aussi contradictoire que l’homme.
Scènes suivantes
Ce qu’on connaît peut-être moins de Jacques Brel, ce sont les différentes activités auxquelles il se consacrera au même rythme et avec la même frénésie, immédiatement après son retrait de la scène. Acteur respectable, réalisateur inspiré à qui l’appui et les enseignements de Claude Lelouch ne feront pas épouser le cinéma à long terme, pilote d’avion et de navire de calibre professionnel, il n’aura jamais vraiment cessé de zigzaguer autour des montagnes. Quelque chose comme la foi, probablement. Du cœur, en tout cas, mais sur un plan plus universel que particulier. Hybride de Saint-Ex et de Gauguin, l’abbé Brel n’a pu pour sa part vivre d’amour stable qu’en le provoquant chez les autres, en exaltant les capacités amoureuses de l’homme sans pouvoir s’employer à les réaliser. Exilé avec Maddly Bamy aux Marquises, le vertige de l’accomplissement le prend. Ou peut-être la peur du repos, de l’envers du mouvement sans cesse alimenté depuis vingt ans. La vieillesse, elle, n’aura été que chantée, alors que « Grand Jacques » s’en va, atteint aux poumons, à une vitesse foudroyante.
Plus que des adieux, ces deux biographies sont des accompagnements de choix. Difficile de choisir entre les deux, mais nécessaire puisqu’elles se recoupent sans arrêt. Un mot sur L’œuvre intégrale : les textes inédits sont plutôt hétéroclites et n’ont rien de joyaux ésotériques, ce qui fait du livre un missel pour accompagner l’écoute.
1. Grand Jacques, Le roman de Jacques Brel, par Marc Robine, Anne Carrière/Chorus, Paris, 1998.
2. Jacques Brel, une vie, par Olivier Todd, Robert Laffont, Paris, nouvelle édition, 1998.
3. L’œuvre intégrale, par Jacques Brel, Robert Laffont, Paris, édition revue et corrigée, 1998.