Le projet est audacieux, voire ambitieux : publier des romans d’à peine 100 pages qui ne soient pas de petits romans, et encore moins de longues nouvelles, mais de véritables romans miniatures qui déploient, chacun à sa façon, des univers qui tiennent pour ainsi dire au creux de la main.
La barre est pour le moins fixée haut. Que l’on en juge par la parenté littéraire dont on entend se réclamer : Yasunari Kawabata, Annie Ernaux, Alessandro Baricco, Christian Bobin, Nina Berberova, Anne Hébert. Tous ces écrivains ont en commun une écriture précise et soignée qui témoigne d’un sens particulièrement aiguisé de l’économie, de l’efficacité narrative. Voilà tracée la ligne éditoriale que la nouvelle maison d’édition, qui a vu le jour en février dernier, Les Allusifs, entend suivre.
Les premiers titres publiés forment à cet égard un quatuor éloquent et démontrent brillamment que le pari est non seulement tenu, mais gagné haut la main. Ces romans se distinguent d’abord par la forme, le format imposant certaines règles, ne serait-ce qu’en ce qui concerne le déploiement, ou plutôt le resserrement indispensable de l’action. Chacun à sa façon, ces livres explorent de nouvelles voies, épousent un rythme plus près de la conscience que de l’action et, en cela, évoquent la pulsation de la nouvelle contemporaine. Le nom de la nouvelle maison prend ici un relief narratif qui n’est sans doute pas le fruit du hasard. Pour parvenir à créer des univers aussi riches et complexes en 100 pages à peine, les auteurs invités doivent maîtriser l’art de l’allusion, de l’évocation. Et à ce titre, il faut souligner la force des métaphores que l’on retrouve dans ces romans. Le style des auteurs des premiers titres de cette nouvelle maison, bien que différent et propre à chacun d’eux, a par ailleurs plus d’un trait caractéristique en commun. Les sujets abordés tissent également entre chacun de ces romans un réseau thématique où l’ailleurs, l’altérité et la recherche d’identité, ainsi que la mort sont au cœur des préoccupations des personnages.
Tête de pioche
Incontestablement, il faut en avoir une pour se lancer dans pareille aventure, de surcroît en ces temps où la vertu se définit davantage par la recherche, voire l’imposition de l’univocité, en littérature comme ailleurs, que par la recherche polyphonique.
Premier titre paru, Tête de pioche, d’André Marois, annonce d’emblée ses couleurs, comme si, ce faisant, on voulait également clamer celles de la nouvelle maison : « Ils peuvent bien tous crever dans leur merde, je m’en fous, mais alors je m’en fous !1 » Les personnages des romans qui suivront, bien que pour des raisons différentes, pourraient également se réclamer d’un tel ras-le-bol. Mais pour l’heure celui qui parle ainsi se nomme Bob, et Bob ne supporte pas qu’on le traite d’intello. D’un coup de pioche bien ajusté, d’un seul, il fera sauter la tête de ce petit merdeux qui a osé l’insulter de la sorte. Et voilà une première tête qui roule, déclenchant ici une action qui demeurera au plus près du corps, voire du corps à corps. « Il y avait un tueur tout frais parmi eux et ils savaient que c’était Robert. Quand on vient d’occire un gros malin avec une pelle, on est chaud pour recommencer n’importe quand avec n’importe quoi. Ca force le respect. Ou la crainte. Ou tout simplement la prudence. Leur prison n’avait pas de grilles, mais ça ne changeait rien à sa vocation. L’internement creuse sa niche dans les cafetières et transforme n’importe quel esprit sain en irascible compulsif. Tout ce qui bouge devient ennemi, barreaux ou pas.2 »
Le style d’André Marois est aussi vif et acéré que les pioches que manient les jeunes délinquants dans un camp de redressement sous les ordres d’un directeur encore bien plus dangereux qu’ils ne le sont. Jour après jour, ils creusent des trous, sans autre raison que d’épuiser cette belle énergie qui n’a su trouver hors de ces murs une raison valable de s’épancher. On est ici loin de la rectitude politique, d’un quelconque message sur la réadaptation sociale qui chercherait à réintégrer ces jeunes dans la société, sans doute pour en faire de meilleurs consommateurs, de l’espèce qui accepte de payer pour tout sans jamais remettre en cause les fondements d’un tel système, du moins tant et aussi longtemps qu’ils en profitent. Au-delà de la brutalité dont font preuve ces jeunes, c’est le portrait d’une société autrement plus violente, en ce qu’elle a recours à une violence non seulement acceptée mais légitimée, qui nous est peint. Le passage où nous est décrit le tournage d’une publicité vérité est des plus révélateurs à cet égard : « C’était donc ça. Un petit malin s’était offert une vingtaine de mannequins musclés et bronzés, trimant comme des forçats sous leur casquette Nike. Le tout, pour pas un rond. Et sans leur demander leur avis. Les affiches avaient épuisé le thème du sport, du sexe et de la violence. On se tournait aujourd’hui vers la délinquance, la réelle. L’idée forte, c’était bien sûr l’approche vérité, sans aucun chichi. De vrais gamins dans un vrai camp de vrais prisonniers. Avec la ferme intention de faire rêver les friqués, pour qu’ils se croient des durs avec leur casquette à cent dollars.3 »
André Marois, qui travaille dans le domaine de la publicité depuis une vingtaine d’années, nous offre ici un roman noir et intense, dont plusieurs passages vous colleront à la peau longtemps après en avoir terminé la lecture. Et gageons que cela se produira la prochaine fois que vous bêcherez votre jardin et que vous viendra l’envie de faire sauter la tête de votre voisin qui tient absolument, une fois de plus, à vous faire partager ses goûts musicaux !
L’autre
Troisième titre à avoir été publié aux Allusifs, L’autre, de Pan Bouyoucas, bien que d’un tout autre registre sur le plan stylistique, partage avec le roman précédent les thèmes de l’altérité et de la violence, tout aussi intimement liés qu’ils l’étaient dans le roman d’André Marois.
L’action se déroule cette fois à Léros, une petite île grecque, en 1943. « C’était avant l’arrivée de la télévision. » Ainsi commence le roman de Pan Bouyoucas. Une phrase toute simple, en apparence banale, mais qui contient déjà tout le drame qui nous sera raconté. À elle seule, cette phrase illustre tout l’art de la miniature. Le petit Thomas ne connaît du monde que ce que les histoires des marins lui ont permis d’imaginer. Un monde qu’il rêve de découvrir, mais la folie meurtrière de l’homme, qui s’acharne à décharger sur son île et sur ses habitants une effroyable quantité de bombes, tantôt allemandes, tantôt anglaises, transformera son rêve en cauchemar. Le roman de Pan Bouyoucas nous plonge dans l’absurdité de la guerre, de ces milliers de vies brisées par la folie de quelques hommes qu’on n’a pas su arrêter à temps. La guerre terminée, Léros n’est plus qu’un cimetière qu’il tarde au jeune Thomas de quitter. Mais, au moment où son rêve va enfin se réaliser, une grenade oubliée lui arrachera la jambe droite, et le cœur.
À la manière du Candide de Voltaire, L’autre se donne à lire comme un conte. Ce n’est pas tant la fureur d’un monde en proie aux pires folies destructrices qui nous est ici livrée, que le profond désarroi d’un jeune garçon qui ne cessera de se demander ce qu’aurait pu être sa vie s’il n’avait, la veille de son départ, posé le pied sur une grenade oubliée longtemps après la fin des hostilités. Jour après jour, celui qu’on surnommera Tripodis s’installera sur la grève et réparera les filets des pêcheurs en laissant son regard se perdre à la surface de l’immense étendue qui le retient maintenant prisonnier. Jusqu’au jour où, du rivage, il voit accoster un voilier avec à son bord la femme jadis aimée en compagnie de son double, l’homme qu’il serait devenu s’il n’avait perdu l’usage de sa liberté.
La seconde partie du roman est entièrement consacrée à la confrontation entre la vie rêvée, et irrémédiablement brisée au moment où le jeune Thomas pose le pied sur la grenade, et celle qui se conjugue au présent alors que Tripodis regarde chaque jour les pêcheurs partir et revenir. À aucun moment, on ne verse dans l’atermoiement ; là résident la force du roman et l’art du romancier. Comme pour le roman précédent, les phrases et les chapitres sont ciselés de façon à constamment maintenir l’intensité dramatique du texte, ce qui est ici aussi parfaitement réussi. Le regard que pose Tripodis sur l’être aimé illustre bien la maîtrise narrative dont fait preuve Pan Bouyoucas pour nous faire sentir l’étendue de sa détresse, toute contenue à l’intérieur du personnage. « Tripodis la contempla un moment en se demandant, encore une fois, ce qu’aurait été sa vie si, à Platanos, il avait tourné à droite plutôt qu’à gauche. Puis il saisit ses béquilles et se releva.4 »
King Lopitos
Tout en partageant avec les titres précédents les vertus du minimalisme, le roman de l’écrivaine mexicaine Vilma Fuentes frappe par la force de ses images. Comme dans L’autre, le roman de Vilma Fuentes s’apparente par moments à l’univers du conte. Les personnages, et la quête qui les anime, évoluent dans un univers différent de celui qui nous est habituellement donné à lire. Signe de cette distanciation narrative, on ne s’identifie pas aux personnages de ces romans. On suit avec intérêt leur quête d’absolu qui s’opère sous nos yeux, un peu comme au théâtre où les ressorts de l’action et le jeu des acteurs nous captivent, mais où la place et le rôle du spectateur et de l’acteur demeurent bien définis. Ce roman en est un bel exemple. On assiste à quelque chose qui a eu lieu, sans y participer. La catharsis n’opère pas moins.
King Lopitos, c’est l’histoire de l’exubérance et de la folie humaines, qui est ici celle d’un lieu livré à la férocité d’un homme qui décèle tout le potentiel qu’offre la baie d’Acapulco. Mais auparavant, il faut déloger les Indiens qui s’y trouvent, proposer des accommodements à ceux qui ont déjà des intérêts à préserver, et soudoyer ceux qui, comme le narrateur, permettront qu’un tel cauchemar prenne forme. « Presque quarante ans plus tard, quand le paradis cessa d’être simplement la vision d’un illuminé, au moment de pouvoir contempler enfin de ses propres yeux les rêves de Jim pendant un voyage à Acapulco, maintenant transformés par son travail d’architecte en une enfilade de ciment et de verre, de cascades, de piscines et de jardins, Mendoza comprit que, n’ayant jamais été aveugle, il n’avait pas voulu voir. Ni le paradis, ni l’enfer, ni les raisons qui avaient fait taire son hurlement.5 »
Le récit met en scène la rencontre de deux univers, celui d’un homme prêt à tout pour arriver à ses fins et celui d’un gamin qui quitte Mexico en espérant enfin découvrir la mer. Il en résulte un affrontement saisissant, dont l’issue est connue dès le début du roman et rappelée magnifiquement à la toute fin, donnant au titre toute sa portée. « Ce matin-là, King Lopitos regarda la même vague bleu-vert qu’il avait vue à son arrivée à Acapulco, maintenant plus petite sans doute parce qu’il était plus grand ; le reflet du soleil sur l’éclat métallique des mitraillettes l’aveugla et il pensa qu’il était roi puisqu’on l’assassinait.6 » Les premiers textes publiés par Les Allusifs donnent à penser qu’il s’agit de textes sollicités par l’éditrice, tant leur facture et les qualités qu’ils présentent ont des points en commun. Espérons que l’éditrice, dont l’excellent travail d’édition est à souligner, aura la main aussi heureuse pour les prochaines parutions. Il reste enfin à souhaiter que ces romans, qui enrichissent notre panorama littéraire, trouveront tous les lecteurs qu’ils méritent.
1. André Marois, Tête de pioche, Les Allusifs, 2001, p. 11.
2. Idem, p. 17.
3. Idem, p. 48.
4. Pan Bouyoucas, L’autre, Les Allusifs, 2001, p. 53.
5. Vilma Fuentes, King Lopitos, Les Allusifs, 2001, p. 51.
6. Idem, p. 96.
Cinq titres sont à ce jour parus aux éditions Les Allusifs : André Marois, Tête de pioche, 2001 ; Tecia Werbowski, Prague, hier et toujours, 2001 ; Pan Bouyoucas, L’autre, 2001 ; Vilma Fuentes, King Lopitos, 2001 ; Sylvain Trudel, Du mercure sous la langue, 2001.