« Il ressemblait à un vieux sage », dit un témoin des dernières années. Mais les photos de l’octogénaire montrent un visage émacié, creusé, d’une raideur un peu distante et aux yeux sévères. Le visage d’un homme qui a beaucoup souffert.
Cependant son enfance a d’abord été relativement heureuse, protégée par des parents aimants, dans une vieille et tranquille bourgade de Souabe, à Calw où il est né en 1877. L’Allemagne qui s’est constituée sous l’hégémonie de la Prusse est en pleine mutation après sa victoire sur la France, elle s’industrialise et s’urbanise rapidement. La famille de Hermann, considérée et à l’aise, est fortement imprégnée de puritanisme contre lequel il réagira vite et vigoureusement. L’un des grands-pères, théologien et linguiste de renom, fait un long séjour en Inde où est née la mère de Hermann. Celui-ci qui s’y rendra à son tour sera durablement attiré par les spiritualités orientales, hindouisme, bouddhisme et surtout taoïsme, comme en témoignent ses récits symboliques Le voyage en Orient et Siddharta.
Hermann Hesse, poète ou rien1, la volumineuse et solide biographie de François Mathieu qui vise la précision plus que l’éclat, rapporte d’abord avec minutie les origines, l’enfance, l’adolescence tourmentée et fugueuse de Hesse. Celui-ci est cité d’abondance, l’œuvre étant constamment entrelacée aux circonstances où elle naît. Hesse voulut être « poète ou rien » : la déclaration peut surprendre le lecteur francophone s’il prend au sens étroit ce mot de « poète » puisque Hesse est connu avant tout comme l’auteur de grands romans et de nouvelles. Mais toute sa vie il a écrit de la poésie. S’y ajoutent d’innombrables comptes rendus, articles de journaux et une très riche correspondance avec sa famille, ses épouses successives, ses deux fils, ses amis, éditeurs, confrères dont Max Brod, Thomas Mann, André Gide – qui l’admirait et préfaça Le voyage en Orient. Écrire était pour lui la vocation impérieuse, il ne s’y est jamais dérobé, il lui a tout sacrifié.
Cependant poursuivre son œuvre lui a rarement été aisé. Les difficultés vinrent de la gêne financière en ses débuts, époque de petits emplois avant les premiers succès alors qu’il voulait s’assumer seul, puis de la situation souvent inconfortable entre l’Allemagne où il est né et la Suisse dont il devint citoyen après s’être établi à Bâle. Elles sont devenues plus aiguës pendant les deux guerres mondiales alors que, refusant de pactiser avec le nationalisme belliqueux qui aveuglait et emportait ses contemporains, parmi eux de nombreux écrivains, d’abord dans l’Allemagne de Bismarck puis dans celle de Hitler. Très tôt il a affirmé et défendu farouchement sa ligne de conduite dont il n’a pas dévié, la liberté de pensée contre les idéologies fanatiques. Les difficultés venaient alors paradoxalement de sa notoriété grandissante lourde à porter car elle faisait de lui un homme dont on attendait la lumière dans ces décennies bouleversées. Il fut violemment attaqué, insulté, accusé de trahison quand, lors de la Première Guerre mondiale il tendait « au-dessus de la mêlée » la main au pacifiste Romain Rolland ou lors de l’irrésistible montée du nazisme.
Mais la source première du tourment était en lui. Une mauvaise santé presque permanente l’affligeait, avec de longues dépressions, des états suicidaires dès sa jeunesse (le sort de plusieurs de ses personnages), une humeur instable, une intolérance à une trop grande proximité des autres. Deux mariages malheureux l’ont prouvé avant que l’union tardive avec la très dévouée Ninon lui assure enfin une certaine tranquillité. Une aspiration profonde lui faisait désirer la chaude intimité familiale avant qu’une impulsion soudaine l’oblige à partir vers d’autres horizons.
Hesse a été un homme angoissé, profondément déchiré mais non pas rompu. C’est sous cet angle que l’on peut lire son œuvre. La tension à divers niveaux entre des pôles opposés la traverse et la nourrit. Dès les premières années le conflit se manifeste avec le père et les valeurs qu’il représente, et toute la vie de Hesse verra la confrontation entre la vie individuelle d’une part, et, de l’autre, l’autorité, les institutions, la loi, les convenances, la coutume, par exemple chez le peintre Klingsor, chez Goldmund l’artiste, et jusque dans le dernier ouvrage, Le jeu des perles de verre, le plus ample, le plus ambitieux et le plus épuré, à travers le protagoniste Josef Knecht, qui pose aussi le rapport problématique entre esthétique et éthique. Le conflit radical, véritable collision entre l’héritage du protestantisme, le confort moral qu’il assure au prix d’une contrainte castratrice, et des exigences de l’affectivité et de la sensualité constitue la matière de l’étonnant et au plan de la narration fort moderne Loup des steppes dont le personnage central passe d’une existence rangée, studieuse, conformiste, à une sensualité débridée vécue dans la réalité ou dans le fantasme, le doute étant habilement ménagé par la narration.
D’un livre à l’autre, à travers des fictions ou le compte rendu de l’existence quotidienne, s’approfondit la conviction que l’individu doit se conquérir par la lutte contre tout ce qui l’emprisonne et le mutile. Il faudra à Narcisse la discipline monacale et une spiritualité vécue loin du monde, mais son ami Goldmund (Bouche d’or) devra, lui, courir ce monde, exposé à ses séductions et à ses dangers pour que, au terme de son errance, il devienne un artiste véritable. La transformation, le choix même du parcours, n’est pas affaire de seule volonté consciente. Des rencontres inopinées viennent éclairer des impulsions intimes quand le sujet est prêt et le pousser à l’action. Se produit alors un bouleversement, une rupture, la sortie des vieilles peaux, le passage à un niveau supérieur de l’être. Siddharta fuit son confort princier, Josef Knecht renonce à sa prestigieuse fonction de maître du jeu des perles de verre. Ainsi en va-t-il pour le jeune Sinclair dans Demian, roman d’initiation parmi les plus intenses, les plus impétueux de Hesse. Il met en scène avec une netteté presque démonstrative le processus d’individuation, fondement de l’œuvre de Jung – avec qui Hesse a suivi une analyse. Les différentes étapes en sont identifiées : la confrontation avec l’ombre, part obscure de nous-même dont il faut reconnaître l’existence, avec l’anima, notre composante féminine psychique, avec le Soi en quoi s’opère l’union du conscient et de l’inconscient par résolution des contraires.
Jusqu’à la fin de sa vie les tourments l’ont assiégé, qu’il tentait d’exorciser par l’écriture qui ne cessait de s’enrichir dans un dépouillement progressif. Comme le peintre Klingsor, Hesse a cherché longtemps un apaisement dans l’alcool mais surtout dans le contact intime avec la terre, la végétation, le soleil, le paysage, par la marche et le jardinage. La pratique de l’aquarelle le ravissait alors qu’il s’était retiré dans la région des lacs alpestres entre la Suisse et l’Italie. Il a laissé des œuvres habiles, très colorées et fraîches, qu’on peut dire heureuses. Et il y avait l’amitié qui ne lui a jamais fait défaut.
Le jeu des perles de verre se clôt sur trois « biographies imaginaires » d’un personnage qui sont autant de transpositions et, pourrait-on dire, d’avatars du même Josef Knecht au cours des âges. Sous une forme symbolique Hesse y concentre à l’extrême son expérience et la porte à sa plus large signification. Épreuves, deuils et souffrances, mauvaise conscience, angoisse, doute, admiration de la beauté de la nature, exaltation des sens, blessures par la trahison et la cruauté des hommes, leur folie de détruire, néanmoins foi en leur capacité d’aimer et de vivre selon l’esprit. Sociable et sauvage, sensible à la misère des autres mais séduit par la solitude méditative, irréductible individualiste et accablé par l’effondrement de son pays qui a produit Bach et Auschwitz, mais trouvant les forces pour se relever.
Hesse est mort en 1962, chargé d’ans, de prix, dont le Nobel, riche de prestige, d’influences des deux côtés de l’Atlantique, admiré de jeunes lecteurs de Siddharta séduits par l’idée maîtresse de l’œuvre qui assigne à l’individu le but et la responsabilité de s’accomplir selon sa voie propre. On a construit de lui la figure mythique du vieux sage. Sérénité de Hesse ? Comment en juger si ce n’est à travers ses poèmes et ses personnages où il s’est projeté vers un idéal à atteindre ? À l’instar de l’hagiographie – ce que la biographie de François Mathieu n’est pas –, le mythe prend des raccourcis. Il simplifie et efface. Si tout ne fut pas exemplaire dans cette vie portée par la passion constante de l’écriture, à travers les élans, les chutes et le désespoir, Hesse a vécu avec une particulière intensité la tension, douloureuse mais vitale, entre ses polarités. L’œuvre montre la nécessité de les « penser ensemble ».Nous lisons en son auteur non pas une sagesse qui ne serait qu’immobilité statufiée mais le détachement conquis au jour le jour et la difficile acceptation de sa nature propre à force de lucidité et de courage.
1. François Mathieu, Hermann Hesse, poète ou rien, Calmann-Lévy, Paris, 2012, 543 p. ; 39,95 $.
EXTRAITS
Je vais me remettre à l’ouvrage, déclara Klingsor, et dès demain… mon thème ce sera le monde en devenir, en mutation perpétuelle, le monde où toute créature aspire ardemment à devenir homme ou étoile, à travers les naissances et les décompositions successives qui attestent l’universelle présence de Dieu et de la mort.
Le dernier été de Klingsor, p. 271.
[…] notre Orient n’était pas seulement un pays et quelque chose de géographique, c’était la patrie et la jeunesse de l’âme, il était partout et nulle part, c’était la synthèse de tous les temps… mon bonheur était réellement fait du même secret que le bonheur des songes, il était fait de la liberté de vivre en même temps tout ce qui fut imaginable, de substituer en se jouant le monde intérieur au monde extérieur, de déplacer le temps et l’espace comme des portes à glissière.
Le voyage en Orient, p. 53.
[…] le symbole de Castalie, c’était en vérité le jeu de la vie tout court, courant sans fin, divisé en jeunes et en vieux, en jour et en nuit, en Yang et en Yin. De ce point, sa méditation du monde des images le ramena au calme et après un long recueillement il revint à lui, réconforté et serein.
Le jeu des perles de verre, p. 222.