J’étais au Japon. Je ne sais plus exactement où, de toute façon la scène s’est déroulée à plus d’une reprise.
Tout content de rencontrer un amateur de littérature, il a fallu que je lâche le nom de mon inspiration du moment (j’en étais à finaliser La pureté1). Et c’est alors qu’on m’a fait une étrange petite moue. « Murakami ? Il n’est pas tout à fait japonais… » Ça m’a laissé coi.
Remarquez, ce n’est pas que Haruki Murakami ne soit pas apprécié au Japon – suffit de constater le nombre de livres qu’il y a vendus et l’ampleur de son influence sur la culture nippone –, c’est plutôt qu’il sorte des sentiers battus. Ayant séjourné en Grèce, en Italie, aux États-Unis, il est assurément le plus universel des romanciers japonais. (Ici, on ne peut s’empêcher de penser à Paul Auster, que d’aucuns osaient décrire comme le « plus français des écrivains américains » ; les deux maîtres ont en tout cas en commun de plaquer des accords résolument postmodernes). Des références à toute la culture humaine, des scénarios éclatés avec beaucoup plus de niveaux de lecture qu’on voudrait le croire. Le mélange a de quoi dérouter, et c’est tant mieux, car on n’entame pas un roman de Murakami pour être flatté dans son confort et en rester inchangé après lecture.
La parution en français du dernier tome de son imposante trilogie, 1Q842, nous donne envie de célébrer ce monument des lettres. Et d’explorer certaines pistes qui nous permettraient, peut-être, de mieux comprendre son œuvre.
Mythes antiques…
Murakami va chercher loin, très loin dans la conscience humaine. Il creuse à coups de pioche, parfois accompagné d’une ribambelle d’étranges nains. Ils sont sept, les nains, pourquoi pas. Ils dénichent les peurs de l’enfance. De toute enfance. La quintessence de la peur. Le genre de peur qu’on n’arrive pas à nommer; et quand les Mots nous trahissent, nous redoublons de vaillance, ou d’angoisse, c’est selon.
Oui, bien sûr, il y a des bouts d’intrigue plus clairs ; le côté roman d’aventures ; des histoires à suivre, en surface, comme celle du roman-
dans-le-roman, l’un des personnages de 1Q84 étant écrivain. Mais la force est dans le non-écrit. Quand on montre du doigt la lune, seul le fou regarde le doigt, dit le proverbe. Murakami, qui semble précisément s’intéresser à la notion de « folie » (et donc, de « normalité »), injecte dans chaque page des doigts. Toutes sortes de doigts, des doigts de bambins tout frais, des doigts d’honneur que font des ados en fugue, les doigts tout plissés d’une sorcière qui nous agrippe dans telle sombre forêt. On ne prête pas trop attention à cette lourdeur symbolique jusqu’à ce qu’un des personnages de 1Q84, justement, aperçoive deux lunes dans le ciel.
Il y a dans cette trilogie une histoire d’amour. Une sorte de thriller, aussi. On lira bien le roman qu’on voudra. Mais il y a des arcs, des pans de scénarios, qu’on ne pourra sans doute comprendre qu’à la deuxième lecture. Murakami imbrique toujours dans ses histoires quelque mythe antique. (Pensons, par exemple, à son roman Kafka sur le rivage, où il reprend de façon redoutable le mythe d’Œdipe. D’ailleurs, ceux qui ont lu Kafka jusqu’au bout feront des liens avec 1Q84, notamment dans la terrifiante scène où l’on apprend à quoi peut servir la bouche des morts). Et ici, pour mieux comprendre la démarche de l’auteur, on peut essayer de saisir ce qui se passait dans le cerveau des Grecs et autres ancêtres, à ces époques où sont nées ce qu’on appelle aujourd’hui les « mythologies ». À quelle phase de développement en était la conscience humaine, à l’ère où l’on obéissait aux ordres des dieux ?
… et nouveaux oracles
Dans 1Q84, une petite fille, Fukaéri, entend pour ainsi dire des voix. Elle se fait dicter une histoire, qui passe pour un roman fantastique à succès, et qui n’est pas sans surprendre les rares personnes qui savent qu’elle en est l’auteure, elle qui a de la difficulté à formuler une phrase complète. Aomamé, issue d’une famille de Témoins avec qui elle n’entretient plus aucune relation, est quant à elle une athlète, célibataire endurcie et nouvellement… tueuse à gages. Or à un moment, il se passe quelque chose dans son corps ou dans son cœur ; elle est obsédée par la présence de deux lunes dans le ciel, et est témoin d’autres décalages qui lui laissent supposer qu’elle a mis les pieds dans un autre monde. Aomamé à travers le miroir. Le leader d’une secte aussi se prétend passeur ; sa condition fait écho à celle de la petite Fukaéri ; d’autres personnages aussi évoluent comme ils le peuvent, vivent et survivent ; toutes ces vies parallèles se trouveront inextricablement liées.
Un peu partout dans l’œuvre de Murakami, des personnages manifestent des symptômes de schizophrénie. Pensons à Kafka Tamura, qui discute avec « le garçon nommé Corbeau », et à tous les autres. Mais le terme « schizophrénie » est certainement inexact. La psyché des personnages, c’est notre hypothèse, semble plutôt correspondre à ce que le psychologue américain Julian Jaynes appelait la bicaméralité. Selon Jaynes, l’homme primitif avait un cerveau droit et un cerveau gauche bien distincts, l’un « parlant » à l’autre, lui indiquant les décisions à prendre en situation d’urgence, et l’autre « écoutant ». (À noter qu’au chapitre 13 du deuxième tome de 1Q84, le leader de la secte parle longuement de Perceiver et de Receiver). Une partie de l’esprit de l’homme primitif appréhendait la réalité physique, l’autre était un peu le siège de l’inconscient et de l’instinct profond. L’humain entendait des voix qui émanaient avec force d’une partie de son cerveau ; il croyait y déceler la voix des dieux qui lui dictait sa conduite (pensons à Jeanne d’Arc, à l’oracle de Delphes, à ces rois « choisis par les dieux »). Toujours selon Jaynes, aucune de ces deux parties n’était « consciente » à proprement dit ; la conscience humaine serait apparue progressivement, au fur et à mesure que l’esprit « bicaméral » se convertissait (les rapports avec le monde extérieur se complexifiant, des passerelles, corpus callosum, se sont construites entre les deux cerveaux). Certains humains conserveraient cet héritage, et tout porte à croire que c’est le cas de nombreux personnages de Murakami, du moins, symboliquement. D’où ces passerelles « entre deux mondes » (sommes-nous dans l’année 1984 ou dans le monde de 1Q84 ?), qu’on trouve à chaque chapitre, qui nous font aimer l’écrivain japonais pour sa façon de brouiller les pistes entre réalité et fiction.
On peut se tromper, et l’on a soudainement envie d’y consacrer un essai entier. Mais si l’on observe les chronologies (en s’intéressant, comme le fait l’écrivain, à la façon dont les destins se croisent parfois), on réalise que Murakami a enseigné à l’Université de Princeton au New Jersey (sa première visite daterait bizarrement de l’année 1984). Princeton ? C’est là qu’enseignait Julian Jaynes de 1966 à 1990 ; il y donnait un cours populaire portant sur la conscience.
Assister à la création
Comme c’est parfois le cas dans ses romans (ah ! Chroniques de l’oiseau à ressort !), partons d’un fait banal, cassons le rythme, et allons explorer ailleurs. L’Université de Princeton, Murakami y serait d’abord allé pour une raison toute simple : c’est là qu’avait étudié Francis Scott Fitzgerald, et son admirateur nippon voulait zyeuter le campus. Il se trouve que Murakami est également le traducteur en japonais d’écrivains anglo-saxons de taille (la liste a de quoi faire rougir tout traducteur) : F. Scott Fitzgerald, Raymond Carver, John Irving, Truman Capote, Tim O’Brien, Raymond Chandler, Ursula K. Le Guin… Autant d’auteurs qui ont dû l’inspirer. Lisez Gatsby le Magnifique après avoir lu les Murakami les plus terre-à-terre, vous verrez. Et je ne parle pas seulement des airs de jazz ici et là.
Dans 1Q84, ce sont Tchekhov, Dickens et Orwell qu’on cite abondamment (ils en deviennent presque des personnages). Mais si l’auteur dévoile là quelques sources d’inspiration, il a aussi son style à lui, qui ne plaira pas à tous. Certains lecteurs n’aiment pas les passages crus, les scènes violentes, les embardées fantastiques, les délires symboliques, les fausses naïvetés.
D’aucuns ont même la critique facile à propos du troisième tome de 1Q84. Ils sont allergiques aux répétitions, qu’ils croient être dues à un manque de retouches. Mais d’une part, les répétitions chez Murakami créent une musicalité subtile. Comme chez les conteurs orientaux (pensons aux Mille et une nuits, au Dit du Genji, ou même à certains classiques de la spiritualité indienne), la répétition induit un rythme qu’on rencontre assez peu dans nos littératures. D’autre part, cette structure spontanée offre au lecteur perspicace la chance de se rapprocher de l’auteur. Souvent chez Murakami, les chapitres font penser à des vagues ; une vague se retire, une autre revient, c’est une lente ritournelle, et entre-temps l’eau demeure. Or, on veut bien y voir l’œuvre d’un auteur qui s’assoit et se replonge dans son travail… Et il se passe là quelque chose de magique : le lecteur assiste à la création. Cette expérience semble plus forte dans le troisième tome de 1Q84, où une nouvelle voix s’ajoute à celles de Tengo et d’Aomamé, et où l’on suit un détective privé.
Évidemment, on soupçonne que cette illusion de création brute est un choix délibéré, et qu’à la passion du conteur s’allie le travail acharné de l’artisan, maître du récit qui peaufine son ouvrage jusqu’à pleine satisfaction. Pour en apprendre plus sur la culture de l’effort chez Murakami, on lira son « mémoire », Autoportrait de l’auteur en coureur de fond. À ce propos, deux anecdotes : le titre en anglais, What I Talk About When I Talk About Running, est un clin d’œil à un recueil de Carver, What We Talk About (When We Talk About Love). Aussi, on dit parfois que c’est le seul ouvrage « non littéraire » de Murakami ; en fait, les lecteurs japonais ont droit à de petits extras, sur le jazz notamment, et on peut encore trouver en anglais Underground, troublant recueil d’entrevues menées auprès de gens touchés par l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995.
Mythes antiques, nouveaux oracles, passerelles, références culturelles, création brute. Quelques hypothèses pour un univers riche et vaste. On suggérera peut-être d’aborder Murakami avec Kafka sur le rivage, ou avec Le passage de la nuit, plus court, et dont les deux premières pages se classent dans notre palmarès des meilleures premières pages de roman, à vie. Drôle d’expression pour parler d’un auteur qui nous pousse justement à la voir différemment, la vie, et à vivre autrement l’angoisse du Temps.
1. Recueil de nouvelles de Vincent Thibault paru en 2010.
2. Haruki Murakami, 1Q84, traduit du japonais par Hélène Morita, Belfond, Paris : Livre 1, Avril-juin, 2011, 533 p., 34,95 $ ; Livre 2, Juillet-septembre, 2011, 529 p., 34,95 $ ; Livre 3, Octobre-décembre, 2012, 544 p., 36,70 $.
L’auteur tient à remercier Jacques Thibault de l’avoir mis sur la piste de Julian Jaynes.
EXTRAITS
Les mains posées sur la nuque puissante de l’homme, Aomamé cherchait un point précis. Pour cela, il fallait que son énergie soit singulièrement concentrée. Elle ferma les yeux, bloqua sa respiration, mobilisa son attention sur la circulation de son sang. Ses doigts lui transmettaient des informations précises sur la température du corps et l’élasticité de la peau. Il n’y avait qu’un point, un seul, minuscule.
Livre 2, p. 252.
Le lendemain matin, lorsqu’il ouvrit les yeux, le monde continuait sans encombre. Et les choses, tournées vers l’avant, étaient déjà en mouvement. En train de faire périr tous les êtres vivants qui se trouvaient devant elles, en les écrasant l’un après l’autre, comme le gigantesque char de la mythologie indienne.
Livre 1, p. 366.
« Excellent ! s’écria l’éditeur. […] Tout le monde va vouloir lire le texte. D’ailleurs, là, maintenant, l’imprimeur est en train de s’activer comme un fou pour le sortir en livre. Une édition en priorité absolue, en ultra-urgence. Et donc, on se fiche d’avoir ou non le prix Akutagawa. Le plus important, c’est de continuer à vendre pendant que c’est tout chaud ! Aucun doute, ça va faire un best-seller. Je te le garantis. Alors, Tengo, tu devrais te mettre à penser à ce que tu feras de ton argent ! »
Livre 1, p. 397.
Jusque-là, Ushikawa parvenait à renouer le fil de ses hypothèses, en dépit d’une certaine maladresse. Mais il se sentait complètement perdu quant à la relation possible entre le leader des Précurseurs et le Bureau de consultation destiné aux femmes souffrant de violences conjugales. Ses pensées se trouvaient bloquées là, le fil de ses conjectures tranché net comme par un rasoir acéré.
Livre 3, p. 76.
« Je ne suis absolument pas mû par des sentiments personnels. Je n’éprouve pas de haine et je n’ai nulle intention de vous punir. Simplement, par nature, je ne peux pas supporter l’injustice. Il faut que les gens payent pour ce qu’ils reçoivent. Tant que vous n’ouvrirez pas, mademoiselle Takaï, je reviendrai, autant de fois qu’il faudra, et je frapperai à votre porte. Ce n’est sûrement pas ce que vous souhaitez, je suppose ? Croyez-moi, je ne suis pas un vieux gâteux. Si nous discutions en face à face, nous pourrions trouver un terrain d’entente, j’en suis sûr. Allons, mademoiselle Takaï, ouvrez-moi de bon cœur ! »
Les coups martelés contre la porte se poursuivaient un certain temps.
Livre 3, p. 245.