Histoire à suspense : Qui raconte ? Qui est l’aviateur fugitif caché dans ce tuyau d’un bateau de guerre qui amorce la traversée de l’Atlantique vers Halifax ? En quoi serait-il objet de honte pour ses parents ? Et ses deux sauveteurs, Tranché mince et Chou frisé, tous deux marins sur le Cowichan, qu’est-ce qui les motive ? L’histoire nous tient en haleine, la romancière ayant su semer des indices avec habileté, de sorte que la lecture s’avère ludique. Elle aura toutefois eu soin de prévenir son lecteur, dès l’incipit, que «[l]es événements ne s’enchaînent pas, ils sont des points isolés qu’on relie désespérément par des traits pour créer des formes. »
Car ce qui suscite la plus grande admiration, dans ce premier roman de Judy Quinn, lauréate du prix Robert-Cliche 2012, c’est la manière, justement, l’écriture, cette spécificité de l’art littéraire qui se manifeste ici par l’aisance à attribuer un style caractéristique à chacun des narrateurs : phrases courtes, souvent nominales chez le déserteur peu rompu à l’écriture ; logorrhée de l’octogénaire Victor Souci dont les propos qu’enregistre la petite-fille de Hunter se bousculent, comme sortis d’un moulin à paroles ; langue soignée du pilote Léopold, dernier relais de la narration. Qualité de l’écriture qui se manifeste encore par la richesse lexicale et l’apport de différents registres de langue. En effet, un vocabulaire technique employé avec mesure contribue à la représentation des mondes de la marine et de l’aviation auxquels appartiennent les personnages, ces hommes formés à la dure dont l’auteure réussit à traduire à la fois la pudeur et les sentiments. Le lecteur n’a pas de mal à ressentir l’angoisse du déserteur coincé dans sa « prison grosse comme une niche » ou à s’imprégner de la « bruine [qui] emmagasinait la lumière de la lune. » Chez Judy Quinn, la poésie n’est jamais loin. Aussi, peu importe que le portrait de Hunter reste flou. Comment arriver à connaître quiconque à partir de témoignages pâlis par les ans, voire de ouï-dire ? semble se demander la romancière. Surtout quand le principal intéressé n’a consenti à livrer de lui-même que sa minuscule image apparaissant sur la photo d’un groupe de marins ? Si l’histoire fait appel à l’attitude ludique du lecteur, elle n’en reste pas moins tragique ; d’un tragique absurde qui par moments fait penser à Beckett.
On peut affirmer que Hunter s’est laissé couler s’avère un roman exécuté avec une grande maîtrise.