Du Déluge et de l’Apocalypse bibliques jusqu’au cinéma catastrophe en passant par la poésie de Blake, les récits de fin du monde jouissent d’une longue tradition dans l’imaginaire. Un sous-genre de la science-fiction, dit « post-apocalyptique », s’occupe d’ailleurs de dépeindre la vie aux lendemains d’un cataclysme ayant ravagé l’humanité.
Les amateurs de SF connaissent bien les classiques du genre signés Richard Matheson, Pierre Boulle, Robert Merle, Stephen King ou David Brin. La littérature générale a elle aussi fait de nombreuses incursions dans ce domaine. De récents romans de Marcel Theroux, Blandine Le Callet, Justin Cronin, Laura Kasischke et Will Self affirment les vertus romanesques de la fin du monde.
Ce qui rapproche des classiques de la SF comme Je suis une légende (1954), La planète des singes (1963), Malevil (1972), Le fléau (1978) ou Le facteur (1985), en plus d’avoir donné lieu à une, voire à plusieurs adaptations pour le cinéma ou la télévision, c’est leur représentation de sociétés post-cataclysmiques. La fin du monde a eu lieu et les derniers survivants de l’humanité tentent ou bien de restaurer la civilisation, ou bien de se prémunir contre la régression sauvage qui semble devoir s’ensuivre au lendemain d’un désastre planétaire. Ce canevas eschatologique a été très exploité au cinéma, notamment dans la série Mad Max créée par le réalisateur australien George Miller. En littérature, même la série fondamentale d’Asimov, Le cycle de Fondation, contient quelques éléments post-apocalyptiques. Outre la chute de la planète Trantor et son retour à un âge agricole, Asimov évoque la mort de notre planète à travers le motif de la Terre radioactive. Jusqu’à récemment, les récits de fin du monde s’adressaient avant tout à un public amateur de fictions spéculatives, un genre que pratiquent avec bonheur certains auteurs de fiction générale, dont Margaret Atwood (La servante écarlate, 1985 ; Le dernier homme, 2003 ; Le temps du déluge, 2009). Avec son roman post-apocalyptique La route, qui lui a valu le prix Pulitzer en 2007, Cormac McCarthy démontrait que la fin du monde n’était pas seulement du ressort de la SF, mais du roman tout court. Sans doute est-ce parce que les catastrophes naturelles, les épidémies, les manipulations génétiques et le réchauffement climatique font plus que jamais partie de notre réalité. « La Terre est en danger, écrit Christian Chelebourg, l’homme est en péril, telle est la nouvelle histoire que les sociétés industrielles se sont données en partage1. »
Makepeace ou les reliques de l’humanité
En ce sens, le quatrième roman de Marcel Theroux (son premier traduit en français), Au nord du monde2, se veut le reflet d’angoisses très actuelles sur la survivance de notre civilisation. Le roman, qui se déroule dans la taïga sibérienne, est centré sur une étrange figure de shérif, Makepeace, qui, des années après un immense cataclysme, parcourt les rues désertes de sa ville et explore les décombres à la recherche d’armes et de livres. Pourquoi le Grand Nord ? C’est l’endroit choisi par des milliers de colons en exode (dont les parents de Makepeace, des Quakers venus de Chicago) pour devenir le berceau de la nouvelle humanité. Les patrouilles solitaires de Makepeace sont vite interrompues par la rencontre d’une jeune fille, Ping, et la découverte d’un avion dans le ciel, deux événements qui mettent le shérif sur la piste de signes de survie. Aussi inhospitalier que le monde soit devenu, il n’est peut-être pas impossible que la civilisation renaisse de ses cendres. C’est du moins fort de ce vague espoir que Makepeace partira, croisant sur son chemin d’autres survivants pour la plupart malintentionnés. Cette quête confuse du personnage, dont dépend une forme symbolique de rédemption pour le genre humain, mènera Makepeace au cœur de « la Zone », squelette de l’ancienne ville scientifique de Polyn, anéantie par l’anthrax. Depuis sa parution, Au nord du monde a souvent été comparé à La route pour son côté road novel post-apocalyptique et son style dur et efficace. Theroux est cependant bien moins pessimiste que McCarthy. Si Au nord du monde fustige la bêtise destructrice des hommes, le roman n’en réaffirme pas moins leur pouvoir de prendre leur destin en main, même une fois que tout s’est écroulé autour d’eux. Theroux signe avec ce livre une superbe épopée aux accents mélancoliques et visionnaires.
Le ravissement de Lila K
Alors que le roman de Theroux appelait un rapprochement avec La route, celui de Blandine Le Callet fait plutôt penser aux contre-utopies de Zamiatine (Nous autres, 1920), Huxley (Le meilleur des mondes, 1932) et Orwell (1984, 1948). La ballade de Lila K3 dépeint lui aussi les conditions de vie au sein d’une société totalitaire du futur (l’action se déroule au début du XXIIe siècle). L’héroïne et narratrice du récit, Lila K, est une jeune fille surdouée et polytraumatisée, qui vivait jadis avec sa mère dans « la Zone », espace chaotique et dévasté situé au-delà du « Centre », nom désignant l’établissement, mi-prison, mi-pensionnat, où Lila a été confinée par de mystérieux hommes en noir. Mais de son passé, Lila n’a guère conservé de souvenirs précis. La rééducation à laquelle les autorités du Centre l’ont soumise prévoit l’effacement complet de son ancienne vie. Or Lila, en plus de posséder une intelligence exceptionnelle, est d’une nature rebelle. Au cœur de cet univers concentrationnaire où tout est surveillé, y compris l’urine, et où la lecture des livres en papier est tenue pour une activité subversive, elle s’entête à défier la commission psychiatrique et à vouloir élucider les circonstances de son rapt. Qui sait ? Peut-être parviendra-t-elle à retracer sa mère, qui lui a été décrite comme une dangereuse criminelle, mais à laquelle Lila demeure attachée par un vague mais profond sentiment de tendresse. Comme c’était également le cas chez Theroux, le motif de la société dévastée a conduit Le Callet à se concentrer sur le parcours initiatique d’un personnage qui, au gré d’expériences et de rencontres diverses, devient l’un des derniers êtres bons dans un environnement hostile et déshumanisant. Récit accrocheur, La ballade de Lila K peut aussi se lire comme une contrepartie féminine du roman La route, puisque la romancière y scrute la solidité du lien non pas entre un père et son fils, mais entre une fille et sa mère.
Le jour des Viruls
Comme dans La ballade de Lila K, il y a une petite fille derrière Le passage4 de Justin Cronin. Ou deux, en fait, car Cronin a trouvé le pitch de son ambitieux roman en demandant à sa fille Iris quel livre elle souhaiterait lire. « L’histoire d’une fille qui sauve le monde », a-t-elle répondu. L’héroïque fillette s’appellerait Amy Harper Bellafonte. Elle a six ans au début du roman et mille à la fin de l’histoire, qui ne s’arrête pas au terme des 967 pages que comporte Le passage, car Cronin prépare une trilogie5. Contrairement aux livres de Theroux et de Le Callet, celui de Cronin s’inscrit clairement dans le registre fantastique, puisqu’il s’agit d’une histoire de vampires, les « Viruls », comme les appelle l’auteur. Fini le glamour macabre qui a fait le succès des séries Twilight et True Blood : les vampires de Cronin sont des créatures abjectes, qui ont mis la planète à feu et à sang et fait basculer le monde dans une apocalypse sauvage. Le récit s’étend sur plusieurs séquences temporelles. La trame initiale, qui débute cinq ans avant l’avènement des Viruls, correspond aux années 2010. Cronin y met en place ses premiers protagonistes, telle Amy, de même que ses deux protecteurs, Wolgast, un agent du FBI resté affligé par la perte de sa fille, et sœur Lacey, une religieuse sierra-léonaise pleine d’empathie pour la petite orpheline. Cette première séquence du récit présente également les circonstances qui ont mené à la dévastation de la planète. Il y est question d’une expérience scientifique ultrasecrète, de la propagation d’un mystérieux virus, d’un malveillant patient zéro, etc. Approché de la sorte, le sujet peut sembler rebattu. Ce n’est pourtant pas le cas, car l’univers élaboré par Cronin est à la fois original, grandiose et sombre. Aussitôt les premiers Viruls apparus, la planète bascule dans le chaos. Les séquences temporelles suivantes relatent les efforts d’une poignée de survivants, réfugiés dans de primitives colonies, pour éviter l’extinction du genre humain. C’est alors qu’Amy, « la Fille de nulle part », commence son rôle d’enfant-messie. On peut lire en quatrième de couverture un avis de Stephen King prévenant que la lecture des quinze premières pages du Passage suffit à rendre le lecteur accro. L’auteur du Fléau ne croyait pas si bien dire.
L’amour au temps de la grippe de Phoenix
Il n’y a ni vampires, ni villes en ruine, ni cataclysme planétaire dans le roman de Laura Kasischke. Pourtant, En un monde parfait6 est lui aussi bâti sur un motif apocalyptique. Par rapport aux récits dont il a été question jusqu’ici, le septième roman de Kasischke propose un traitement sentimental de la fin du monde. La protagoniste est une hôtesse de l’air de 32 ans, Jiselle, toujours célibataire en dépit de sa grande beauté physique. Puis un jour, tout indique qu’elle a trouvé le prince charmant en la personne de Mark Dorn, un pilote de ligne, veuf et père de trois enfants. Quand celui-ci la demande en mariage, Jiselle accueille avec joie la perspective de changer de vie. Hélas, son existence cesse bientôt d’être idyllique. D’amant attentionné, Mark est devenu un mari absent. Si Sam, le benjamin des enfants Dorn, s’attache spontanément à sa belle-mère, il en va autrement pour ses deux sœurs, Sara et Camilla, qui sont plutôt enclines aux récriminations. Leur mère, il est vrai, a perdu la vie dans des circonstances troubles. Mais ces tensions familiales sont le cadet des soucis de Jiselle, car il y a plus grave. Une mystérieuse épidémie frappe les États-Unis : la « zoonose hémorragique », également appelée « grippe de Phoenix » puisque c’est dans la capitale de l’Arizona que l’infection s’est déclarée. Avec la mise en quarantaine des États-Unis et un quotidien qui se rapproche de plus en plus de celui d’un pays en guerre, Jiselle devra trouver en elle-même les ressources nécessaires pour traverser la fin d’« un monde parfait ». Œuvre maîtrisée, En un monde parfait est aussi un texte inclassable en raison de son traitement sentimental de l’apocalypse.
L’évangile selon Dave
Inclassable, voilà un qualificatif tout désigné pour Le livre de Dave7 de Will Self. Par rapport aux quatre romans précédents, c’est celui de Self qui dénote le dispositif narratif et le travail stylistique les plus compliqués. L’auteur britannique, décrit en quatrième de couverture comme un « disciple de J. G. Ballard », a imaginé une société post-cataclysmique construite sur la vénération d’un Messie qui, de son vivant, n’a été qu’un sinistre goujat. Cet homme, c’est Dave Rudman, chauffeur de taxi londonien, qui a pris l’habitude de déverser ses emportements hargneux dans un livre écrit pour son fils et enfoui dans le jardin de son ex-femme. Le « Livre de Dave » deviendra la Bible des « Hamsteriens », les habitants d’une Angleterre post-apocalyptique 500 ans après un terrible déluge. Self a juxtaposé deux séquences narratives : la première se déroule au VIe siècle « A. D. » (« après Dave ») et décrit comment les élucubrations de Dave ont valeur de saintes Écritures dans l’archipel d’Ingleterre. Malgré un précieux glossaire en fin de volume, la lecture de cette séquence est plus ardue en raison du dialecte inventé par Self, le « mokni ». L’autre séquence se passe à Londres au tournant de l’an 2000. Plus accessible, elle présente le monde vu à travers les yeux d’un antihéros dépeint avec le mordant et la virtuosité caractéristiques de Will Self. Pour un peu et la fin du monde passerait pour une bonne chose. Littérairement parlant, elle l’est, c’est certain.
Dessin de Pierre Guitton tiré de Tout doit disparaître, Balland, 1978.
1. Christian Chelebourg, Les écofictions, Mythologies de la fin du monde, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2012, p. 7.
2. Marcel Theroux, Au nord du monde, trad. de l’anglais par Stéphane Roques, Plon, Paris, 2010, 288 p. ; 39,95 $.
3. Blandine Le Callet, La ballade de Lila K, Stock, Paris, 2010, 393 p. ; 32,95 $.
4. Justin Cronin, Le passage, trad. de l’américain par Dominique Haas, Robert Laffont, Paris, 2011, 969 p. ; 36,95 $.
5. Les deux autres volets de la trilogie ont pour titres Les douze (sortie prévue à l’automne 2012) et La cité aux miroirs (publication annoncée pour 2014).
6. Laura Kasischke, En un monde parfait, trad. de l’américain par Éric Chédaille, Christian Bourgois, Paris, 2010, 332 p. ; 34,95 $.
7. Will Self, Le livre de Dave, trad. de l’anglais par Robert Davreu, L’Olivier, Paris, 2010, 541 p. ; 34,95 $.
EXTRAITS
Le ciel devenait la page écrite d’une langue tombée dans l’oubli. Les choses que l’humanité avait vues et nommées pour toujours étaient rayées de l’existence.
Autrefois les fleuves avaient tous un nom, les collines aussi, peut-être même les petits plis et vallons qui ornent le paysage.
[…] Nous avions été si prodigues du savoir durement acquis par l’humanité. […] Tout cela réduit à néant, comme les mots d’un message primordial qu’un idiot aurait mis à laver avec son pantalon et récupérés tout brouillés.
Marcel Theroux, Au nord du monde, p. 185.
La Zone. Je ne voulais pas croire que j’étais née là-bas, sur ce territoire obscur et misérable dont les informations nationales ne cessaient de rappeler la violence, la décadence et les trafics abjects. J’ai fait défiler les pages qui suivaient. Elles reproduisaient une série de comptes rendus de visites médicales dans les Centres de protection maternelle et infantile des 5e, puis 13e districts. Encore la Zone. La Zone, toujours, comme une terre étrangère, sordide et dévastée. J’en tremblais.
Blandine Le Callet, La ballade de Lila K, p. 159.
La rouille, la corrosion, le vent, la pluie. Les petites dents des rongeurs, les crottes acides des insectes, les mâchoires avides des ans. La guerre de la nature contre les machines, des forces chaotiques de la planète contre les œuvres de l’humanité. L’énergie que les hommes avaient tirée de la terre y retournait inexorablement, aspirée comme l’eau dans une bouche d’égout. D’ici peu, si ce n’était déjà fait, il n’y aurait plus un seul pylône à haute tension debout sur terre.
L’humanité avait bâti un monde qui mettrait un siècle à mourir. Un siècle, et les dernières lumières s’éteindraient.
Justin Cronin, Le passage, p. 395.