Bien que déprimant, le constat de Jean-François Chassay dans La littérature à l’éprouvette1 résiste à la contradiction : « La littérature n’a pas la place à laquelle elle devrait avoir droit dans les médias ; la science, elle, n’en a à peu près aucune ».
On entrevoit, depuis ce point d’observation, que la vie ne sera pas facile pour la littérature qui veut étendre sa curiosité à tout le réel. Chassay, bien au fait des œuvres littéraires truffées de préoccupations scientifiques, démontrera pourtant qu’une telle activité littéraire est déjà foisonnante, féconde, porteuse de lucidité, capable du meilleur engagement.
Quand boudent les mots…
Alors qu’on leur demande la neutralité, les mots servent mal la science. Chassay leur reproche à juste titre d’aimer la métaphore plus que le sens rigoureux. La bombe nucléaire se dira atomique. Le silencieux Big Bang semblera une tonitruante explosion. Le principe d’incertitude aura l’air immérité d’un mystérieux flou artistique. La métaphore, dont Borges faisait ses délices au temps de sa jeunesse ibérique, immole la science sur l’autel de la cote d’écoute. C’est, de l’avis de Chassay, un premier danger.
… et qu’explosent les images
À l’équivoque des mots s’ajoute la puissance des images produites par les initiatives scientifiques. Qu’on pense au champignon dit atomique. Chassay y détecte à la fois un « embrayeur narratif » et un « potentiel esthétique ». Chose certaine, la bombe séduit de diverses manières : « fascination narcissique de l’humanité pour ses propres créations », « goût pathologique pour la destruction », « attrait du pouvoir, vu comme une sorte d’absolu »… Il n’en fallait pas davantage pour que la science-fiction fasse cohabiter la froide efficacité de la science et la liberté de la fiction. Le roman de Golding, Sa Majesté des mouches, permet à Chassay d’expliciter la visée de son essai : « La science sert ici à déporter d’une manière originale le regard tourné vers l’humanité ». Nonobstant les flottements du vocabulaire et la propension inflationniste des chocs techniques, la science se taille ainsi une tête de pont en rivage littéraire.
Évolution, ordinateur…
En dialoguant avec la science, la littérature élargit et actualise son horizon. Chassay le démontre en rappelant quelques percées majeures de la science moderne. Parmi elles, l’évolution de Darwin, le clonage, l’omniprésence de l’ordinateur, les efforts pour modifier l’humain, les avancées de la machine vers une forme d’intelligence… Chassay y voit des défis auxquels la littérature ne se soustrairait qu’en se trahissant. Loin de se tenir à distance, la littérature doit en profiter pour soumettre à son regard critique les pans inexplorés du destin humain : « Voilà bien une des forces de la littérature : faire ressortir les lignes de force, les lignes de tension de ces débats sur l’existence ou non d’un droit à transformer l’humanité ».
Pour encourager la littérature à faire route commune avec la science, Chassay multiplie les exemples. Non seulement il paie tribut aux grands noms du domaine (Frank Herbert, H. G. Wells, Arthur Clarke, Aldous Huxley, Ray Bradbury…), mais encore il note l’intérêt de certains milieux pour telle secousse scientifique. S’il était prévisible que les puissants romanciers japonais se penchent sur Hiroshima et Nagasaki, Chassay fait preuve d’intuition et d’audace en décrivant l’examen éthique de cette réalité : « […] les textes de fiction des dernières années qui lient de la manière la plus subtile science et éthique, quand il est question de la bombe, sont très souvent écrits par des femmes ».
Ni démission ni affolement
On le sait, les avancées de la science suscitent tantôt l’engouement, tantôt l’inquiétude. Tel peint l’avenir en noir opaque, tel autre plaide en faveur d’une science encore plus audacieuse. Chassay rejette l’attentisme, mais choisit la nuance, la précision. Par rapport au clonage, il rappelle que les identiques à la naissance ne le demeureront peut-être pas longtemps. « On pourra peut-être, écrit-il sobrement, un jour lointain, tout expliquer du cerveau, mais séparer la dimension génétique de la dimension sociale paraît illusoire. » La littérature n’a pas non plus à s’agenouiller devant les pontifes de la science : « Un bon écrivain a souvent intérêt à ne pas être au départ un spécialiste de la question dont il traite, ou alors il doit parvenir à porter un regard neuf, distancié sur son objet. L’important n’est pas d’expliquer, mais de laisser entendre ce qui est en jeu ». Sur cette lancée, Chassay portera un jugement équilibré (et juste, me semble-t-il) sur Asimov : « […] le grand apport d’Isaac Asimov – qui écrivait par ailleurs trop et trop vite, mais personne n’est parfait – aura été de créer des robots, des cerveaux artificiels (‘positroniques’), des ordinateurs (le Multivac) que les humains n’ont pas à craindre ». Chassay osera aussi se dissocier d’une propension à définir de façon cartésienne les littératures de l’imaginaire. « Les auteurs associés à la science-fiction (ou à ce qui s’en rapproche, le genre m’étant toujours apparu indéfinissable) ont beaucoup fantasmé sur les machines intelligentes, organiques ou mécaniques… » Belle liberté.
Les dernières lignes de l’essai bouclent la boucle. Chassay revient sur l’utilité sociale d’une fiction dialoguant avec la science : « L’écart qui se creuse entre le citoyen et la science est aussi affaire de langage. Or, la fiction, par son travail autoréflexif, peut être un moyen (parmi d’autres, bien sûr) de réfléchir sur cette crise du langage dont les effets peuvent se révéler fort pervers ». Par ailleurs, malgré les risques du recours à un terme piégé, Chassay conclut ainsi : « […] il n’est pas interdit de considérer la littérature d’aujourd’hui comme engagée, capable de réfléchir sur le sens des valeurs dans un monde mobilisé par la rapidité des modifications scientifiques et technologiques ».
1. Jean-François Chassay, La littérature à l’éprouvette, Boréal, Montréal, 2011, 141 p. ; 19,95 $.
EXTRAITS
Le roman de Golding est exemplaire – et apparaît comme un cas limite – de ce que je défends dans cet essai. En effet, le sujet central de Sa Majesté des mouches n’est pas la science, mais c’est pourtant la bombe qui est l’embrayeur narratif responsable de tout le développement du récit.
p. 50
Certes, la littérature s’est toujours intéressée à la conscience humaine. Mais le déploiement d’une « intelligence artificielle » a radicalement transformé ses interrogations et lui a permis de montrer, une fois de plus, le rôle de la science à travers son impact dans le discours social et la conscience individuelle.
p. 112
André Glucksmann, philosophe des évidences et ancien mao totalitaire recyclé en ardent défenseur de Sarkozy, a déjà écrit que l’Occident aurait eu le droit sinon le devoir d’utiliser la bombe pour éviter les camps de concentration. Cette démagogie est exactement le genre de formule chic qui banalise l’horreur.
p. 39