Jean Marro va souvent chez sa tante Catherine, l’aveugle qui vit, seule et digne, dans ses souvenirs. Il lui demande sans se lasser de raconter son enfance, là-bas à l’île Maurice, avant 1914, et comment la ruine du père l’a arrachée au paradis : un Le Clézio qui nous est familier. Nous comprenons vite que Jean est le double à peine transposé de l’auteur qui, lui aussi, se remémore et fait le point. Mais dans le récit d’une lointaine existence idyllique, il introduit peu à peu d’autres voix, des voix graves, sombres, qui viennent de plus loin encore. Entre autres celle de Jean Eudes l’ancêtre breton qui s’est joint à l’armée des va-nu-pieds pour aller défendre à Valmy la République naissante contre ses ennemis de l’extérieur. À son retour il se sent rejeté par les siens, et il part, encore tout vibrant d’esprit libertaire, avec sa bien-aimée, pour « la Maurice », à l’autre bout du monde où les navires ne parviennent pas tous. Ruptures, errances, exil : le mouvement de tout le livre est donné ‘ celui des personnages à la recherche d’un pays.
Les époques se mélangent, et elles se ressemblent. Jean devient lycéen, puis étudiant. Des compagnons sont envoyés en Algérie pour une autre guerre, ils ne reviennent pas tous. Ou ils reviennent méconnaissables. Jean ne peut plus vivre dans sa ville méditerranéenne où rôde une sourde violence. À Londres, il habite les quartiers les plus misérables, fréquente des êtres démunis, paumés, des femmes auprès desquelles il cherche un peu de chaleur, à qui il en donne. Et un siècle et demi auparavant, l’île où Jean Eudes croyait vivre dans un peu plus de justice retombe sous la coupe des Blancs cupides. Bonaparte rétablit l’esclavage. Les révoltes des Noirs sont horriblement réprimées. Beaucoup plus tard, la propriété au nom magique de Rozilis, qui fut aussi celui de la frégate qui amena l’ancêtre, où Catherine a connu d’inépuisables enchantements, est vendues, les arbres abattus. À Mexico où Jean Marro séjourne quelques mois, la police écrase les manifestations étudiantes.
Entre ces personnages, ces époques, ces événements que l’on croit d’abord mis bout à bout, des récits parfois lyriques, parfois sèchement objectifs, des retranscriptions de chiffres sur la guerre d’Algérie ou mai 68, sur le mouvement des navires à Maurice au début du XIXe siècle, le texte de décrets, des fragments de journal, court un fil de plus en plus visible, de plus en plus solide : partout, en tout temps, l’impitoyable brutalité des sociétés. Comment y vivre, le peut-on, comment y échapper ? Et cette violence n’a d’égale que le vide qui se creuse chez les êtres. Le monde, comme la ville de Jean, semble « dépourvu de destination ». Sa proximité, paradoxalement, donne un sentiment d’irréalité. Jean le trouve formulé chez les philosophes de l’Antiquité, Parménide, Anaxagore, Héraclite : « Ils avaient interrogé deux mille ans auparavant ce même ciel et cette mer, ils s’étaient aventurés jusqu’au bord de l’inconnu, de ce qui devait être, ils avaient été fascinés par le gouffre nauséeux du futur ». Il faut que Jean cherche une autre vérité, au contact d’une ville, de la tante Catherine, des ancêtres dont il va à Maurice revoir les lieux et les tombes. Mais cette fois-ci, une femme l’accompagne, Mariam, qui porte en son sein l’enfant Jemma-Jim.
Jean, comme Mariam, est de nulle part, et ils appartiennent à plusieurs histoires. Elles naissent, se développent, s’achèvent, recommencent en d’infinies « révolutions ». Du Procès-verbal au Chercheur d’or et à La quarantaine, J.M.G. Le Clézio revient sur ses traces, les creuse puis les prolonge. Il compose ici une somme, il affirme à nouveau son esprit de liberté, son authenticité profonde. Dans sa voix nous sentons détachement, tristesse, compassion. Quand nous refermons ce livre magnifique, il continue, longuement, de nous habiter.