Lauréat du prix littéraire des Grands Espaces 2010 pour Le grand exil, Franck Pavloff nous présente, dans L’homme à la carrure d’ours, un univers fascinant. Un Grand Nord post-industriel où gisent les débris de tôle, de fer, de béton d’une époque révolue. Une sorte d’après-monde où survivent tant bien que mal d’anciens ouvriers abandonnés, réunis en clans, en groupes d’appartenance où règnent la méfiance et la peur d’autrui. Imaginons un croisement entre La route de Cormac McCarthy et les grands récits nordiques de Jack London, et on obtient une impression assez juste du monde dépeint ici par Pavloff.
Rudesse du climat et dureté des êtres condamnés à y vivoter sans même l’ombre de l’espoir d’une vie meilleure, plus douce et moins désolée, moins désolante : c’est dans cette réalité grise et morne que se déroule ici le quotidien. Mais, au milieu des ruines et des barrières, et défiant tout principe d’appartenance, il y a Kolya, sculpteur hanté par le deuil, et Lyouba, unique jeune femme de la zone. Deux solitaires, deux blessés. Deux indomptables rêveurs surtout. Deux assoiffés d’ailleurs.
L’homme à la carrure d’ours, c’est surtout l’histoire de ces deux êtres-là et celle de leur amitié. Et, soyons honnêtes, de belles histoires d’amitié, la littérature ne nous en offre pas si souvent que ça. Or celle-ci est magnifique. Magnifique parce que celui qui la raconte arrive à faire entendre, à travers l’aridité du langage – reflet du paysage –, cette sorte de poésie silencieuse qui unit les véritables amis. Car, non, la parole amicale n’est pas faite que de confidences ou d’histoires partagées. Et, non, la parole amicale ne tolère ni le blabla quotidien ni la rumeur du monde.
La parole amicale est instinctive, elle est écoute, respect des limites, des pudeurs de l’autre. Elle ignore la curiosité malsaine, n’a rien à faire des menus détails du passé de l’autre. Au contraire, elle s’abreuve à son regard, y puise sa propre force, le courage de continuer. Elle donne du souffle au corps et du relief aux plaines, ouvre l’horizon et garde ouverts les yeux, les mains. Et, entre Lyouba et Kolya, il y a tout ça.
Côte à côte, ils vont, fouettés par le vent mais toujours debout, secoués par le froid, ce grand froid qu’ils ne peuvent qu’aimer sans retenue puisque c’est lui et lui seul qui les a formés, les a faits téméraires et fiers… et forts – si forts de solitude. Les côtoyer, c’est marcher avec eux. Les écouter se taire, c’est rêver avec eux. Et, surtout, recevoir, comme une bourrasque en plein visage, une sublime leçon d’amitié.