Je connais le premier des dix commandements du lecteur édictés par Daniel Pennac. Le droit de ne pas lire me paraît aller de soi, comme celui de ne pas apprécier Picasso ou de ne pas acheter de topinambours. Après tout, on peut bien utiliser son temps à sa guise.
Cependant, je ne me pardonne pas de n’avoir pas lu le grand roman de Léon Tolstoï. Depuis presque vingt ans, ma bibliothèque abrite les tomes un et deux d’une édition de poche de ce chef-d’œuvre largement encensé et je n’ai jamais vraiment ouvert ses pages désormais jaunies. Je dois l’admettre : Anna Karénine me hante, il m’obsède. Du plus profond du XIXe siècle, il me nargue même. Et le phénomène s’amplifie, évidemment, avec les années.
Ce n’est pourtant pas que la Russie me rebute. Je viens de terminer Limonov d’Emmanuel Carrère. J’ai lu L’archipel du goulag il y a très longtemps et je me souviens d’y avoir avidement plongé. Je regarde attentivement les actualités, à la recherche de la dernière déclaration de Vladimir Poutine et du moindre signe d’un « printemps » russe. Je m’émeus devant un joueur de balalaïka. J’adore la vodka. Da.
Tout le monde loue Tolstoï pour Anna Karénine. L’un en fait « le » roman classique par excellence, un autre le qualifie de modèle en ce qu’il aborde des problèmes universels, plusieurs le citent en exemple quand vient le temps d’illustrer la force d’évocation ou le paradoxe de la fiction – la nature des émotions ressenties relativement à des personnages dont nous savons qu’ils n’existent pas, d’autres encore le situent au-dessus de Madame Bovary en raison de la personnalité de l’adultère. Vous ne m’en voyez que plus affligée.
Il y a tant à lire. Il me semble toujours que les étudiants qui, comme moi, n’ont pas eu droit au cours classique n’auront jamais assez d’une vie pour tourner la page sur leur culture déficiente. À titre d’illustration, au moment où j’écris ces lignes, mon premier roman lancé en novembre 2011 ne peut que se targuer de voisiner les œuvres de Michel Tremblay dans les librairies, car il est le plus souvent maintenu sur les rayons « ordinaires », à l’écart des nouveautés et noyé dans une mer de livres tous plus recommandables les uns que les autres.
Presque tous les trois mois, alors que je me retrouve plantée devant ma bibliothèque d’ouvrages de fiction, mes yeux glissent vers la tranche blanche de ces deux satanés tomes. Une fois au moins, j’ai ouvert le premier. J’en ai lu les chapitres d’ouverture. Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon. Cette phrase, je l’avoue, m’avait séduite. D’ordinaire, j’aime bien ces auteurs qui résument la vie en quelques mots au détour d’une page, par quelques tournures efficaces. Ça me fait un bel effet, comme si mon esprit souriait.
Et j’ai éprouvé mes premiers malaises devant l’écriture vieillie de Tolstoï, j’ai buté sur les v et les k des noms des personnages – les Stépane Arcadiévitch dit Oblonski, Darie Alexandrovna et autres Anna Arcadiévna qui, après quelques séances de lecture, s’entremêlent tous dans ma tête – et j’ai tiqué sur les références à une noblesse révolue. J’ai eu beau me cramponner aux petites pages de cette œuvre supposée, je n’y ai pas pris plus de plaisir qu’à regarder un film de science-fiction. Niet, comme disent les Russes, pas pour moi. Kotoryi chas ? (Quelle heure est-il ?)
Il est vrai que je préfère les phrases courtes, qui frappent l’imaginaire plus que l’œil. Exit les descriptions alambiquées. Une fois habillé, Stépane Arcadiévitch se parfuma à l’aide d’un vaporisateur, arrangea ses manchettes, fourra machinalement dans ses poches ses cigarettes, son portefeuille, ses allumettes, sa montre dont la double chaîne s’ornait de breloques, chiffonna son mouchoir, et se sentit frais, dispos, parfumé et d’une incontestable bonne humeur physique en dépit de son malaise moral. Ouf ! À mon humble avis, ce type de récit ne fait pas le poids devant les phrases-bonbons d’un Dany Laferrière : Du balcon de l’hôtel je regarde Port-au-Prince au bord de l’explosion le long de cette mer turquoise. Au loin, l’île de la Gonave comme un lézard au soleil. Avec l’auteur d’origine haïtienne, j’ai le goût de retrouver l’« art presque perdu de ne rien faire » que je maîtrisais enfant, dans mon village natal, rivalisant autour d’un jeu de dames ou marchant avec mes bottes de caoutchouc dans la rivière mouvante.
Léon Tolstoï me paraît bien loin aussi de l’écriture coup-de-poing d’une Nelly Arcan qui se sent prisonnière sous sa burqa de chair et à qui les miroirs sont arrivés « en pleine face » à l’adolescence. Elle aussi parfois, comme l’auteur russe, place plusieurs mots bout à bout entre deux points, mais c’est pour mieux nous parler, se dévoiler, nous atteindre. Et elle sait passer des phrases-fleuves aux phrases-ruisseaux. Il est vrai qu’on ne lit pas l’un comme on lit l’autre, pas dans la même disposition d’esprit.
Peut-être pourrais-je ouvrir au hasard une page du deuxième tome et donner une nouvelle chance à Tolstoï, voir s’il peut me séduire cette fois ? Je sais, en soi, l’entreprise est puérile, le second tome constituant le fruit du découpage arbitraire de la même œuvre. Pourtant, je la tente, pleine des meilleures intentions. Mais Lévine se trompait. Le compagnon de Stépane Arcadiévitch était un gros garçon, coiffé d’un béret écossais dont les longs rubans flottaient par-derrière, Vassia Veslovski, petit-cousin des Stcherbatski, avantageusement connu dans le beau monde de Pétersbourg et de Moscou, « bon vivant et chasseur enragé », à en croire Stépane Arcadiévitch qui le présenta en ces termes. Et rebelote, je soupire devant les noms étranges et imprononçables et les descriptions empesées. Je promène mes yeux sur d’autres lignes. Et je referme malheureusement le deuxième tome.
Certes, il est ici question de genre. Le roman, le pur, l’ouvrage fictif par excellence me laisse généralement froide. Je garde de mes racines journalistiques le goût du fait, de l’avéré, du vérifiable. J’aime bien trouver dans les livres que je choisis une base solide de sentiments ressentis par l’auteur, d’actions évocatrices d’une science ou d’un art réel. Et pour cela, pas besoin d’explorer un texte produit au XXIe siècle. Il y a dans Le parfum de Patrick Süskind tout l’art de la grande parfumerie dévoilé. Cela me suffit. J’adore les biographies en raison de cela. J’abhorre les romans de science-fiction et d’aventures à cause de cela également. Rien pour moi d’attrayant dans le monde de Harry Potter et de Dark Vador. Chacun son truc, comme disent les magiciens.
Mais quel malaise, tout de même, devant un ouvrage qui allait marquer un courant, le « tolstoïsme », Tolstoï étant qualifié comme l’un des grands « directeurs de conscience » de l’Europe par Marcel Proust en 1900… Qui peut prétendre, comme l’auteur d’Anna Karénine, influencer la pensée d’un continent tout entier par la rédaction de quelques romans, tel un Messmer de la littérature ? En tentant d’analyser ma résistance devant Anna Karénine, j’ai exploré la Toile et j’ai trouvé des jugements emphatiques sur l’auteur russe, comme celui-ci : L’étude de la vie et de l’œuvre de Tolstoï laisse à celui qui l’entreprit un sentiment émouvant : celui d’avoir rencontré et aimé un grand écrivain, un puissant analyste, un apôtre inspiré, un sincère anarchiste, un homme. Avouez qu’il y a de quoi faire un effort, rongé par le regret, devant les deux tomes maudits.
Je dois admettre que je suis toujours tentée par les nouveautés littéraires. À mes yeux, un Proust, un Balzac et un Hugo n’ont jamais fait le poids longtemps devant le récent Jardin, le plus frais Schmitt ou le dernier Thúy. Affaire d’actualité, là encore, de saveur du mois ; une impression d’être dans le coup, comme lorsque je vais voir le dernier film ou la dernière exposition. Mais l’un n’empêche pas l’autre, direz-vous. Il est possible de passer d’un géant de la littérature à un écrivain de la relève, comme on peut goûter avec tout autant de délectation un tiramisu et une soupe aux cerises, glace de fromage frais et betteraves. Eh bien ! Moi, je penche nettement pour la soupe aux cerises, et j’avoue être plus tolérante envers la nouveauté que je ne le suis à l’égard de l’œuvre consacrée. Comme si, l’auteur ne se trouvant plus vivant pour se défendre, je pouvais me permettre plus facilement d’écarter l’ouvrage.
Il y a tant à lire, écrivais-je. Et si peu de temps pour le faire… Ces jours-ci, je lis au coucher, la tête sur l’oreiller, religieusement. Mon rituel du sommeil comporte une case pour la lecture. C’est dire combien le livre que j’ouvre marque un moment clé de ma journée et que s’il manque à sa vocation de me faire m’évader, mon sommeil s’en trouve perturbé. Il doit retenir mon attention assez longtemps pour que s’approche Morphée. Il doit plaire à mon esprit suffisamment pour gagner le droit de rester sur ma table de chevet un jour de plus. En ce sens, les Anna Karénine sont légion dans ma bibliothèque personnelle et celle de ma ville. Je ne supporte pas les bouquins qui ne suscitent pas mon intérêt dès le soir où j’ouvre leurs premières pages.
J’ai pris la résolution de rouvrir Anna Karénine en 2012. Toutefois, je revendique le troisième commandement de Pennac, celui de ne pas finir ce livre.