1Q84 est paru au Japon en trois volumes en 2009 et 2010. C’est peu dire que de parler d’un « phénomène » : le premier tirage s’est retrouvé épuisé le jour même de la parution du livre, et des millions d’exemplaires se sont vendus depuis. À en croire le Courrier international, les ventes d’1Q84 auraient augmenté six fois plus vite que celles du premier tome d’Harry Potter. À un point tel que les références culturelles (innombrables et délicieuses chez Haruki Murakami) lancent des modes : un des personnages s’étonne d’entendre la Sinfonietta de Janá?ek dans un taxi ; à en croire L’Express, Sony en vend tout à coup 12 000 copies et Universal en profite pour commercialiser une sonnerie de téléphone portable.
1Q84, dites-vous ? Le titre à lui seul est confondant. On veut y voir une référence au 1984 d’Orwell : en japonais, le chiffre neuf se prononce « Q » à l’anglaise, si bien que 1Q84 et 1984 sont homophones. Mais dans la trilogie japonaise, le mal qui vient lécher les vivants et titiller leur esprit est invisible. Un indéchiffrable malaise qui, faut-il le rappeler, n’est pas l’apanage des Nippons. L’auteur explique : « Nous vivons dans une époque où il est très difficile d’avoir un jugement sur ce qui est juste ou non. […] Dans un monde plus chaotique, les fondamentalismes gagnent du terrain. C’est le rôle de l’écrivain de créer des fictions qui les contrent ».
Quelque chose se trame. Des sectes ont des pratiques amorales pétrifiantes, et quelqu’un décide d’y faire le ménage. Une protagoniste ressent un étrange décalage avec le monde qu’elle croyait habiter – sommes-nous bien toujours en 1984 ? Dans quelle mesure peut-on dire que les relations qu’on entretient avec le Temps sont saines ? Avec l’Histoire ? Avec les histoires aussi, avec ou sans majuscule ? Car parmi ces vies parallèles (comme souvent chez Murakami, on se surprend à réfléchir au concept même de parallélisme, de destin), il y a celle de Tengo, le professeur qui rêve d’écrire des livres ; un ami éditeur lui demande de réécrire secrètement le manuscrit d’une jeune fille qu’il compte présenter à un prestigieux concours du premier roman. On s’enfonce alors dans une critique acerbe (et pertinente) de certaines sphères du monde littéraire et de la façon dont on « construit » un best-seller.
Pour le lecteur d’1Q84, roman-dans-le-roman et réécriture de l’Histoire se fondent en un récit hypnotique. Et grandiose. Les références explicites à Dickens abondent, et comme lui, Murakami ne manque ni d’ambition ni de talent. On en voit peu de cette trempe. Qu’on ne se laisse pas dérouter par les naïvetés (toutes feintes), l’érotisme (du plus léger au plus troublant), la violence (qui gronde comme à l’annonce d’un orage), les contusions de l’esprit et crocs-en-jambe à l’intellect. Ou plutôt, non : qu’on se laisse dérouter. Car avec Murakami, on perd pied. Et avec ce premier tome, ça ne fait que commencer.