Déjanté. Voilà le mot qui sera employé pour parler de ce roman curieux, raffiné, ludique. Le terme est galvaudé et s’applique à tout ce qui déforme le moule depuis que le cinéma s’en est emparé pour parler des productions atypiques. Le roman de Bertrand Laverdure, Bureau universel des copyrights, est plus que cela. D’abord une réflexion sur les possibilités de l’écriture, sur les limites de la représentation, sur les vertus de la déconstruction des points de vue, il est surtout l’opposé d’une construction maladroite. L’écrivain, par le moyen d’allusions à la culture populaire, par l’usage de nombreux référents mythologiques et étrangers (dont le mandarin, qui sert à clore ce récit angoissant et loufoque) et de lieux sans liens apparents, travaille à brouiller, une à une, nos habitudes de lecture, qui sont aussi des habitudes de classification du réel.
Un narrateur perdu et centré sur ses agissements prend conscience de l’intensité de l’existence, avant de rencontrer à Bruxelles le Schtroumpf farceur qui lui offre, comme il se doit, un cadeau explosif. La vie du narrateur tombe ensuite de Charybde en Scylla, alors qu’il est méthodiquement démembré par toutes sortes d’incidents qui apparaissent comme autant de chutes à de mauvais rêves. Il perd bras, mains, jambes, etc., mais il parvient à se maintenir grâce à des prothèses, des substituts plus singuliers les uns que les autres, comme ces membres en chocolat ou parlants. Devenu objet de rechange, le narrateur perd son identité humaine, et ultérieurement sa voix, alors que le récit change de point de vue narratif lorsque ce candide moderne, flegmatique devant l’épreuve, est poursuivi par des touristes littéraires en mal de sensation, dans des pages d’une belle acuité sur la nécessité de l’intrigue dans le genre romanesque. Le narrateur reprendra l’autorité sur son histoire, alors qu’il réalise que l’existence humaine est bradée au commerce, puisque tout est attribué et rémunéré dans une immense bâtisse sans fond. Dans ce roman imaginatif, chaque scène est le théâtre d’une conflagration du réel pour redonner à la littérature le mandat de dissonance, du démontage des mécanismes de la pensée trop souvent tenus pour naturels. Le lecteur est constamment sollicité et déboussolé dans ce roman, mais cette exhortation à la vigilance, ce qui-vive humoristique de la lecture est ce qui permet de sortir des représentations stabilisées du monde et d’éprouver le vertige d’un sens à colmater comme une blessure béante.