Un fil résistant permet de tisser des liens. Poème après poème, il ne s’effiloche pas, rattachant les unes aux autres des histoires de tricoteuses de vie par-delà même la mort. Une femme œuvre à rassembler des femmes en amont et en aval de sa propre histoire.
Mireille Cliche ne raconte pas la sienne, du moins pas de manière linéaire. Elle écrit pour soutenir sa fille dans son parcours. C’est à cette dernière que le recueil est dédié. La dédicace à Aude se lit comme suit : « Une femme quelque part / t’a confiée au monde / et tu m’as trouvée ». Au fil des quatre mouvements composant la première partie de ce très bel ouvrage, on comprendra que l’enfant vient de loin ; on verra aussi que sa mère tient à ce qu’elle aille en toute liberté là où elle choisira de s’épanouir : « Tu vas comme j’ai rêvé de te l’apprendre, moi qui ne savais pas ».
Ce livre fait montre d’une conscience particulièrement aiguë. La bonne volonté de l’autrice n’est cependant pas mise en avant, elle opère plutôt en filigrane. L’âme de la poète confère à ses textes une aura d’empathie et de bonté. Sa parole, quel que soit le sujet qu’elle aborde, dégage une remarquable probité ainsi qu’un non moins grand sens de la justice. Bien qu’elle ne fasse pas la morale, ses propos sont imprégnés d’une telle lucidité qu’il n’est pas exagéré d’avancer qu’incidemment elle prêche par l’exemple. En ce sens, même si la poète déclare ne transmettre « ni sagesse, ni savoir », il serait pertinent de parler à son sujet d’une poéthicienne.
Si les questions sociales, écologiques, voire politiques sont abordées ici et là, les sujets de prédilection de l’écrivaine sont de l’ordre de l’intime. Elle écrit d’abord et avant tout sur sa propre lignée. Or, chez la poète, nulle vue étroite de l’esprit ne restreint l’horizon. Le cœur est grand ouvert, de sorte que, dans son histoire personnelle, la poète élargit son propos de manière à englober l’histoire des femmes de tous temps et de tous lieux : « Car parler de nous, c’est parler d’elles – mères et grands-mères, filles et sœurs, femmes d’ici, d’ailleurs, de toutes parts ».
C’est donc sans égotisme aucun que Mireille Cliche parle de son moi ainsi que du nous qu’elle forme avec sa fille. Avec ses poèmes, nous entrons en quelque sorte dans leur espace de vie, dans leur relation. Un flou impressionniste est curieusement créé à l’aide d’une parole très précise, forte de la fermeté et de la maîtrise de la langue, s’exerçant dans le contrôle savant du rythme et de l’inventivité verbale. La poète ne nous convie pas à des acrobaties verbales, elle s’exprime avec naturel et simplicité. Son témoignage en est d’autant plus prégnant.
Lecteurs et lectrices ont rencontré dans le précédent recueil de Cliche ses grands-mères « Éva la sèche [et] Colette la solaire ». Ces dernières « recousent le siècle à l’envers ». La poète emporte dans les vers de son nouveau recueil « un chandail tissé de signes » sans doute reçu en héritage. Elle-même tricoteuse, elle crée et recrée des liens. Se disant « mère Métaphore », elle file justement une métaphore de poète-tisserande : « ta maladresse tes absences tes manques / borde-les tendrement / comme si tu tricotais pour garnir un lit vide ». Féministe au grand cœur, elle se montre accueillante à l’endroit des hommes. Néanmoins, ils en prennent un peu pour leur rhume. Elle leur réserve quelques rangs de son tricot : « Amis sans casser ni causer, fils de femmes semblables, poètes aux longs doigts de songes, leurs cheveux parfois tricotés aux nôtres ». En maints passages, elle s’adresse à sa fille. Elle lui donne de précieux conseils : « quand le héron se perche / admire l’immobilité et le silence / qui font sa force, plains la proie / qui ne l’a pas vu ». Elle lui rappelle sa naissance dans une rue, quelque part en Orient. Apparue là, sur la chaussée, alors qu’ici l’attendait « une cordée de femmes […] / les mains chargées de tricots et de signes ».
Enfin, je n’ai rien dit des magnifiques poèmes de la seconde partie. Je peine non à exprimer tout le bien que je pense de ce livre, mais à faire tenir en un si bref commentaire la juste idée de sa richesse. Aimer une œuvre peut suffire ; on souhaiterait cependant parvenir à dire en quoi elle force l’admiration. Celle de Mireille Cliche le fait. Non seulement est-elle solidement ficelée, mais la qualité de l’écriture et la densité du propos y sont remarquables. Voilà un excellent recueil.