Propos recueillis lors du « grand entretien » tenu le samedi 13 avril 2024 à la Maison de la littérature, dans le cadre du Festival Québec BD.
Depuis 1997, il est connu en tant que caricaturiste éditorial au Soleil. Ses caricatures paraissent également dans La Presse, L’Actualité et Le Courrier international. À ce jour, 29 recueils de ses meilleurs dessins ont été publiés. Il accompagne surtout, au jour le jour, des hordes de lectrices et de lecteurs fidèles. Mais une portion non négligeable des gens qui ont plaisir à le suivre depuis un quart de siècle, au gré de l’actualité, ignorent qu’André-Philippe Côté est, foncièrement, un bédéiste.
Chapleau, Hunter, Berthio, Aislin, Ygrec, même ceux qui ont tâté de la bande dessinée comme Garnotte, Girerd ou Bado, il n’y a aucun autre caricaturiste au Québec chez qui l’influence du neuvième art est aussi présente, visible, que chez Côté. Et je ne pense pas tant au style graphique qu’à l’usage régulier de séquences de quelques vignettes et, même quand il n’y en a qu’une seule, au recours à un degré élaboré de mise en scène. Au demeurant, ce sont souvent les citoyen(ne)s qu’il met en scène.
Quand j’ai commencé à m’impliquer bénévolement auprès de la Société des Créateur(trice)s et Ami(e)s de la Bande Dessinée de la région de Québec, en 1990, André-Philippe était pour la communauté bédéistiquede Québec « celui qui avait réussi », qui publiait ses bandes dessinées (dont Baptiste le clochard) dans Le Soleil et le magazine Safarir, et qui néanmoins ne la ramenait pas en prenant de grands airs. Non, il était des nôtres, on le considérait un peu comme un grand frère bienveillant qui marchait devant nous, qu’on espérait pouvoir suivre. À la rédaction de la revue Zeppelin, en 1992, nous étions honorés de publier dans nos pages ses courts récits dessinés par Jean-François Bergeron (aujourd’hui mieux connu sous le diminutif Djief), récits qui furent ultérieurement regroupés en recueil.
Trois décennies plus tard, un nouvel album, Ama, vient de paraître chez Moelle graphik. Le précédent remontait à 2017, avec Richard Vallerand au dessin, Côté s’étant chargé du scénario. Automne rougetournait autour de la crise d’Octobre, en 1970, alors qu’Ama se situe dans le Québec d’avant la Révolution tranquille. C’est dire que dans ses deux dernières BD comme dans ses caricatures quotidiennes, ou comme dans Baptiste, André-Philippe Côté ne se lasse pas de dépeindre le Québec. On devine chez lui un désir de partager avec son lectorat le regard affûté qu’il porte sur notre société.
Une luciole dans la Grande Noirceur
Dans Ama, le récit débute en 1938 – et puisque l’action se situe dans le milieu des artistes, on peut dire que c’est l’époque de Refus global – au sein d’une société cléricale et patriarcale écrasante pour une femme qui veut s’émanciper, particulièrement Ama, qui est un électron libre, tout d’un bloc et sans barrière ni filtre. En quoi cette époque dite de la Grande Noirceur interpelait-elle le bédéiste ? « De 1939 à 1975, rappelle-t-il, le Québec a connu un bouleversement social et moral incroyable. Dans le monde entier, il n’y a pas eu beaucoup de sociétés qui se sont laïcisées aussi vite. Dans mon livre, trois personnages représentent autant d’étapes de ce renversement. »
Il y a d’abord Alfred, le sculpteur national, institutionnel, à la démarche académique ; puis, son ancien disciple Hubert, qui a étudié à Paris, qui embrasse la modernité et qui, aux yeux d’Ama, suit la tendance sans pouvoir s’en détacher ; enfin, Ama elle-même, dont l’approche artistique est totalement originale, unique, libre, soustraite à toute influence. Elle ébranle les conceptions respectives de ses deux pygmalions qui, en retour, qualifient de « bricolages » ses créations composées d’objets disparates, recyclés, qu’elle réinvente en les assemblant. Aux fins de la fiction, il devait y avoir du génie dans les œuvres de la jeune femme. Or, il a bien fallu que Côté les invente lui-même et les représente, ces « bricolages » inclassables ! Le résultat est impressionnant, puissant. « Concevoir des œuvres dans un langage culturel qui n’est pas le mien, c’est ce qui a été le plus difficile à faire », confie l’auteur. Il a dû réfléchir au milieu d’origine d’Ama, la Côte-Nord, à son attachement à la nature, à sa condition modeste (d’où son habitude de récupérer des objets trouvés dans les détritus), à l’adversité qu’elle a rencontrée au long de son parcours, à son féminisme avant la lettre. « Quand elle débarque en ville, elle ne connaît rien aux codes de la vie citadine et bourgeoise. »
La passion pour la peinture
L’album Ama s’inscrit, pour ainsi dire, à l’intérieur d’un ensemble de bandes dessinées portant sur la peinture – ou, devrais-je dire, portées PAR la peinture ! En 1993, Castello rendait hommage au peintre Giorgio de Chirico et s’en inspirait (de ses œuvres de jeunesse, à tout le moins) ; en 2011, Moelle graphik publiait une œuvre que Côté avait réalisée en 1980 : L’homme aux graffitis. L’avant-propos écrit par ce dernier nous dit bien à quel point, à l’époque, il baignait dans l’art maya, l’expressionnisme, le surréalisme… Et même dans Victor et Rivière, sorti en 1998, les collègues du protagoniste étaient représentés dans un style cubiste, surréaliste, etc., pour figurer son sentiment d’être devenu étranger au monde. Manifestement, le bédéiste se plaît à aborder le sujet du troisième art par l’entremise du neuvième art.
« Dès l’enfance, se souvient-il, mon objectif, c’était de devenir peintre ! Mais à l’époque où je suis devenu adulte, les écoles d’art tournaient le dos au figuratif et n’en avaient que pour l’abstraction. Moi, le dessin était mon outil de compréhension du monde, leur approche ne me convenait pas du tout ! J’ai constaté que les gens qui aimaient dessiner se tournaient vers la bande dessinée. » Il s’y est mis lui aussi, mais la transition s’est opérée en douceur : la peinture occupait une place prépondérante dans ses premières bandes dessinées. « Je construisais mes BD autour des images, le scénario était secondaire. »
André-Philippe Côté a plus tard réalisé son rêve en revenant à la peinture. « Je ne suis pas devenu peintre, précise-t-il, je fais de la peinture, nuance ! Quand les enfants sont partis de la maison, un espace physique et mental s’est libéré et j’ai pu m’adonner vraiment à ma passion première. Je retrouve un bonheur incroyable à peindre ! C’est l’antithèse de la caricature, qui exige un travail intellectuel laborieux car il faut lire l’actualité et se creuser les méninges pour traduire des événements ou des problématiques en images. Artistiquement, c’est un peu frustrant puisque le dessin doit se limiter à l’essentiel pour se mettre au service de l’idée. Plus j’élague, mieux ça fonctionne ! Alors qu’en peinture, le sujet est mineur. Ce qui importe, ce sont les formes, les couleurs. Je peux mettre de la musique pour peindre, me laisser aller. »
Trait spontané, mise en page simple, personnages animaliers
Son souci de dépouillement graphique, il l’a transposé dans sa récente BD : « Je désirais un dessin proche de l’écriture, sans effet de style, au service de la narration, des personnages ». À l’œil, on reconnaît par ailleurs les spécificités du dessin exécuté à l’ordi ou sur tablette graphique. Il expose sa technique : « Je compose toujours mes planches au crayon de plomb d’abord, puis je numérise mes crayonnés. Ensuite, sur la tablette graphique, je redessine en bleu de manière plus nette mais rapidement, après quoi je repasse sur les traits en noir. J’ai voulu un encrage très vif, très gestuel. Je préférais recommencer six fois un dessin plutôt que de le peaufiner ! Ça prend vingt ans de travail pour faire un dessin en quelques secondes ».
Dans Castello, dans Victor et Rivière, André-Philippe jouait avec le langage de la BD, triturait sa grammaire, notamment par des mises en page irrégulières, audacieuses, éclatées. Pour Ama, il a pris le parti de la symétrie : un canevas sur trois bandes de même hauteur, souvent des planches en gaufriers parfaits à six cases carrées. Quand je dis canevas, il faut penser à un tableau dans Word dont on peut fusionner des cellules pour former une case plus large. À l’occasion, les bandes sont subdivisées en trois cases. Mais à l’intérieur de ces variantes-là, les mises en page restent éminemment symétriques. « Dans mes projets précédents, j’éclatais la forme. Par contre, cette fois-ci, je tenais à prioriser l’histoire. Le gaufrier me donnait une référence de base, sur laquelle poser une structure simple à lire. »
Sans vouloir verser dans l’allégorie ou les Fables de La Fontaine, Côté a opté pour des personnages animaliers, variante anthropomorphe. Confier les rôles de son récit à un lion, à un hibou ou à un rat est l’astuce qu’il a trouvée pour échapper à la rigueur de la reconstitution historique. Il explique : « J’ai commencé par dessiner des personnages humains, mais camper l’action dans le Québec de 1939 impliquait un réalisme des décors, des vêtements, des voitures. Je n’avais pas envie de ça, j’ai même abandonné le projet, un certain temps. Quand j’ai eu l’idée des animaux, tout a débloqué, ça m’a permis d’interpréter la réalité en toute liberté ».
« Même si l’intrigue nous ramène dans le passé, poursuit le bédéiste, le personnage d’Ama résonne avec l’époque actuelle, notamment le mouvement #MoiAussi. » Et que son protagoniste soit une femme ne relève aucunement du hasard : « Je voulais un personnage féminin qui soit en rupture complète avec l’histoire de l’art telle que dictée par les hommes depuis 2 000 ans. Quand j’avais 18 ans, j’observais plein de mouvements sociaux et politiques. Mais le seul qui me paraissait capable de changer le monde en profondeur, c’était le féminisme ».
Le créateur d’Ama était inspiré et ça se sent : dans une époque étriquée, asphyxiée par les conventions et la religion, la jeune artiste bouscule tout, sans malice aucune, aussi pure qu’insaisissable. Il s’agit d’une héroïne à la fois idéalisée et crédible. Un drôle d’oiseau !
Albums d’André-Philippe Côté lus pour cet article :
Ama, Moelle graphik, Québec, 2024, 246 p.
Baptiste le clochard, Station T, Montréal, 2022, 244 p.
Automne rouge, dessin de Richard Vallerand, La Pastèque, Montréal, 2017, 103 p.
L’homme aux graffitis, Moelle graphik, Québec, 2011, 26 p.
Victor et Rivière, Soulières, Saint-Lambert (Québec), 1998, 64 p.
La voyante, dessin de Jean-François Bergeron (Djief), Falardeau, Sillery (Québec), 1994, 48 p.
Castello, Falardeau, Sillery (Québec), 1993, 62 p.