L’ouvrage que voici « n’est pas une thèse ni un livre érudit », avance d’entrée de jeu, modestement, Anne Trépanier, historienne et professeur à l’Université Carleton d’Ottawa. Sous un titre original et percutant, l’auteure signe néanmoins un essai que l’on peut ranger aisément parmi les travaux universitaires dignes de mention.
De l’hydre au castor explore avec force détails, multiples citations et moult reproductions de caricatures ce que la presse livrait à ses lecteurs dans les années qui ont mené à la réorganisation du Canada par l’Acte d’Union de 1840. Anne Trépanier a choisi pour ce faire près d’une quarantaine de journaux français et anglais, dont plus de la moitié appartient à la presse satirique du temps, tels que Le Charivari canadien, La Scie, Le Perroquet, Le Grognard, The Satirist, Grinchuckle, Grip et The Arrow. L’essayiste s’emploie d’abord, au premier chapitre, à dégager « l’imagier de la Confédération » chez « les trois grands joueurs de la période préconfédérale », à savoir les quatre provinces de l’Amérique du Nord britannique, le Royaume-Uni et les États-Unis. Les tropes qui les représentent sont, dans l’ordre, les personnages du « Canayen », « Baptiste » (ou « Jean-Baptiste », ou « Ti-Jean »), de l’Anglais « John Bull » et de l’Américain « Brother Jonathan » (suivi plus tard de l’ « oncle Sam »). Les caricatures les montrent vêtus, le premier, de la tuque traditionnelle des anciens Canadiens, des mocassins (ou souliers de bœuf) et des pantalons larges en étoffe du pays ; le deuxième, du haut de forme et du gilet taillé dans l’Union Jack ; le troisième, d’une redingote et d’un pantalon rayé, et portant longue barbe.
Le deuxième chapitre résume « les moments forts d’un pays imaginé », parmi lesquels on trouve les conférences de Charlottetown et de Québec, en 1864, les grands conseils des Premières nations, en 1870 à Grand River et en 1874 à Sarnia, où « les Autochtones ont fougueusement discuté de leur place dans la Confédération », et les débats autour du choix de la capitale du nouveau pays. Le chapitre suivant « examine la mise en scène journalistique d’acrobates dans l’arène politique ». Les journalistes et les caricaturistes y exploitent notamment la métaphore du mariage forcé, du mariage de raison et du divorce. L’essayiste consacre ses deux dernières parties à la métaphore médicale, d’une part, et à la figure du monstre, d’autre part, laquelle devient l’une des expressions favorites des journaux satiriques. On y voit par exemple les docteurs « Craniose » et « Tâte-Bosse » pratiquer la phrénologie (étude de l’interprétation des bosses du crâne), qui est, avec le mesmérisme (équilibre du fluide du corps humain par l’électricité), l’une des deux pseudosciences nouvelles à l’époque. Pour représenter la Confédération, les dessinateurs ont longtemps utilisé l’image de l’hydre (monstre fabuleux à multiples têtes), tout comme celles de la pieuvre, du serpent, du ver de terre et d’autres encore : spectres, fantômes, vampires ou ogres.
Au total, la satire et l’humour des journalistes et des caricaturistes s’expriment sous de nombreuses formes textuelles et visuelles : saynètes, rébus, historiettes, pastiches, fables, dialogues fictifs, calques, allégories…, à quoi Anne Trépanier ajoute des portraits, photos, gravures, tableaux ou encarts, notamment. Ces écrits et illustrations empruntent à la mythologie, à la commedia dell’arte ou aux rituels religieux, entre autres, et prennent pour cible tous les acteurs importants du temps, dont lord Durham, Louis-Joseph Papineau, John A. Macdonald, Joseph-Guillaume Barthe, George-Étienne Cartier, Hector-Louis Langevin, George Brown et Thomas D’Arcy McGee. Le texte rappelle de même les principaux événements historiques liés de près ou de loin à la naissance de la Confédération, comme les rébellions de 1837-1838, l’épisode du gouvernement responsable, la construction du chemin de fer intercontinental, l’immigration britannique et irlandaise, la menace des féniens… L’essayiste expose aussi « la polarisation binaire des figures féminines présentes dans le registre des caricaturistes » : femme soumise, ou victime, ou tentatrice, ou baromètre de la moralité, par exemple. Seules quelques anomalies typographiques et rédactionnelles (dont une double erreur de date), rarissimes au Septentrion, viennent ternir un peu la grande qualité de cette vivante et fort intéressante étude.