Bon an mal an, le prolifique Normand Baillargeon publie un titre comme auteur ou comme directeur d’ouvrages collectifs. Cette fois-ci, il regroupe une dizaine d’entretiens avec des philosophes anglo-saxons. Le plus ancien remonte à 1994 et le plus récent, à 2010. Baillargeon remet en contexte ces entretiens. Il souligne les quelques décès qui se sont produits depuis (Putnam, Quine, Dennett, Herman…) et complète le tout avec une bibliographie et des ouvrages consacrés aux auteurs.
La majorité de ces entretiens se sont déroulés face à face, sinon par téléphone ou par courriel, la plupart aux États-Unis, dans des universités prestigieuses comme Harvard, Princeton. Celui avec Dennett a eu lieu à Montréal en 2007, quand ce dernier avait été invité pour une conférence.
Il y a trois grandes parties dans le livre. La première concerne les géants de la philosophie analytique (Putnam, Dennett et Quine) ; la deuxième porte sur la société, l’éthique et la politique (Chomsky, Walter, Herman et Singer, et Martha Nussbaum – la seule femme présente dans le livre) ; la dernière partie se rapporte à la pensée critique (Shermer, Cathcart et Klein).
Les sujets abordés peuvent parfois sembler lourds, surtout ceux qui touchent à la philosophie analytique. En effet, il n’est pas toujours évident de lire des textes pointus, par exemple sur l’origine des concepts, leur historicité ou leur existence possible dans une abstraction pure. Ou encore de se demander si la conscience s’explique par des états du cerveau, comme le soutient Dennett, ou bien si, en voulant l’expliquer, il demeure toujours une part de mystère difficilement réductible aux actions neuronales. Mais comme il s’agit d’entretiens, les propos deviennent plus accessibles.
Il reste étonnant d’apprendre que c’est à un philosophe aussi rigoureux que Hilary Putnam que l’on doit l’idée fondamentale du film La Matrice. En 1973, Putnam a proposé cette expérience de pensée qui consiste à imaginer que notre cerveau est placé dans une cuve. Celui-ci serait ensuite manipulé par un savant qui, à l’aide d’impulsions électroniques, nous ferait croire que ce que nous percevons autour de nous est réel alors qu’il n’en est rien. En fait, il s’agit d’une actualisation de la fameuse hypothèse du Malin Génie élaborée par René Descartes au XVIIe siècle.
L’entretien avec le philosophe Peter Singer nous rappelle comment ses idées ont concrètement changé le monde. Son livre Animal Liberation paru en 1975, qui dénonce le spécisme, a mené à une sérieuse prise de conscience sur le bien-être animal. Après la lecture de ce livre, plusieurs, comme Baillargeon, ont adopté un régime végétarien. Singer fait partie des fondateurs du Great Ape Project, qui œuvrent à procurer des droits fondamentaux (vie, liberté, protection) aux grands singes. Singer demeure un philosophe contesté puisqu’il ne confère pas automatiquement une plus grande dignité à un humain. Il faut d’abord effectuer un calcul utilitariste.
On apprend que Martha Nussbaum a forgé, avec Amartya Sen, le concept de capabilité, un indicateur qui n’est pas pris en compte quand on considère seulement le produit national brut (PIB) d’un pays, autrement dit la richesse inégalement distribuée. La capabilité permet d’évaluer ce que les gens sont effectivement en mesure d’accomplir, ce qui, le plus souvent, présuppose un accès suffisant à des biens premiers comme l’éducation et la santé.
Edward S. Herman, co-auteur avec Noam Chomsky de La fabrication du consentement, nous rappelle que « si le système médiatique est organisé principalement dans le but de vendre des biens de consommation, les valeurs fondamentales de communauté et d’écologie seront dégradées et marginalisées ».
Il était nécessaire de regrouper ces entretiens parus dans diverses publications, dont la revue Médiane, ce défunt magazine philosophique québécois que votre humble serviteur a participé à fonder.