Une politique du jardin. En cultivant le sien, Candide, le personnage du conte de Voltaire, tourne le dos à la marche du monde. Le jardin est pour lui un refuge. Et si jardiner était plutôt un acte de résistance ?
La poètessayiste entomophile rappelle qu’à propos de ses fleurs, Jim Harrison se demandait si elles lui causaient du tort en « [le] tenant à l’écart des grands problèmes ». « Bien sûr, avait-il répondu, mais les grands problèmes n’ont pas besoin de moi. » En déduirons-nous que le jardin n’offre qu’un refuge ? Qu’il est synonyme de démission ? Geneviève Boudreau montre au contraire qu’il correspond à un acte de résistance. Ce en quoi, selon l’esprit dans lequel il est entrepris, le jardin constitue une forme bien particulière d’engagement politique.
Le chaos du monde correspond à un amas confus de choses et de phénomènes apparemment hétéroclites dont l’ordre nous échappe. Le regard indistinct n’y voit goutte alors que nous échappe une essentielle taxinomie. Le poème y peut parfois suppléer ; pour voir véritablement, il faut recourir au langage. Une abeille ne diffère d’une autre qu’à condition de pouvoir l’identifier. Il faut connaître le nom de son espèce. Je croyais sans trop y avoir réfléchi qu’une abeille est une abeille, un point c’est tout. À ma décharge, mon esprit concevait qu’il y eût deux types d’abeilles, celles des ruches, dites domestiques, et les autres, les sauvages, celles des libertés champêtres et naturelles. J’ignorais que les espèces varient énormément. La poète pose la question : « Quelle existence a pour nous ce qui demeure sans nom ? » En cultivant son jardin, en se lançant dans la nomenclature, en rédigeant « ce carnet botanique et entomologique », l’écrivaine a en quelque sorte désaveuglé son langage : « Au regard, il fallait sans doute que le langage ménage une ouverture ». Armée d’un appareil photographique et d’un carnet pour y tracer ses croquis d’abeilles, consultant force sources documentaires, elle est parvenue à identifier les hôtesses de son jardin, à distinguer les unes des autres les multiples espèces d’abeilles qui le fréquentent : « Anthidium manicatum, Osmia lignaria, Andrena milwaukeensis, Megachile melanophaea, Halictus rubicundis, Peponapis pruinosa, Coelioxys rufitarsis… »
L’écrivaine signe de son prénom le bref avant-propos de son essai. S’en tenir ainsi à un simple « Geneviève », c’est manifester d’entrée une posture d’humilité, quasi d’enfant au milieu des splendeurs que lui révèle son jardin. Or, cette enfant s’y connaît. On apprendra beaucoup de choses en lisant son carnet, mais n’allons pas croire, comme pourrait nous y inciter le savant recours à la désignation latine, que la lecture de ce petit livre relèvera du pensum, car à vrai dire nous avons ici affaire à un ouvrage agrémenté poétiquement à la manière d’un jardin. Tout y est vivant. C’est à de passionnantes aventures que nous convie Geneviève. Elle fait voir combien les insectes et les plantes entretiennent des relations fascinantes. Elle nous initie à un univers dont n’est pas exempte une certaine forme de violence. Vivre est un combat. On s’entredévore.
Au milieu des abeilles, des fleurs, des arbres fruitiers et des légumes, notre jardinière n’est rien de moins qu’une bonne fée. Elle est métamorphosée par la quête qu’elle entreprend. Non seulement va-t-elle de découverte en découverte, mais la voici transformée à son tour par ses propres découvertes. De propriétaire d’un petit bungalow de banlieue qu’elle est, la voici décentrée, invitée dans un jardin qui dans les faits appartient, se dit-elle, davantage à sa flore et à sa faune qu’à elle-même. La petite Alice de Lewis Caroll, à qui elle s’identifie, s’émerveille. Le jardin atteint quand on le regarde bien les proportions de l’Univers. Le microcosme projette la poète dans le macrocosme. Une véritable rencontre se produit : « Dans toutes ces voix rampantes, ignorées ou humiliées, j’ai reconnu une présence amie ».
La poète est au cœur de ses écrits. L’inscription de ses affects, sa sensibilité ajoutent à l’objectivité de ses observations. La chair de l’observatrice y frémit, faisant ainsi des réalités appréhendées un monde d’autant plus réel qu’il n’est pas soustrait à sa subjectivité. Ainsi l’écrivaine n’hésite-t-elle pas à évoquer des souvenirs d’enfance, tous liés bien entendu à la flore et aux insectes qu’elle côtoie. Ce sont des souvenirs savoureux qui contribuent à rendre vivant ce récit se déployant de mai à octobre, du réveil printanier à l’endormissement progressif de l’automne. La dernière phrase du livre se lit comme suit : « Puis, janvier finira de tout recouvrir, dans un presque effacement ».
Il faut mentionner les qualités littéraires de ce carnet. Geneviève Boudreau est une écrivaine remarquable. On admire les tours diversifiés de sa syntaxe, son élégance, sa sobriété, ses métaphores pondérées, ses images « justes », ainsi que les souhaitait un Roger Caillois. Elle possède une impressionnante panoplie d’instruments. Elle a de l’aplomb, est apte à saisir dans le vaste champ du langage les mots propres à exprimer, à évoquer, à communiquer l’idée et le sentiment. Ses propos ne sont jamais insignifiants. Ils donnent à réfléchir. Pianiste, elle aurait la main heureuse, ferme et délicate, ne donnant jamais à entendre la moindre fausse note. Cette écrivaine est une virtuose du langage. Or, au-delà de toutes les prouesses techniques ou esthétiques, elle parvient surtout à saisir les choses et à manifester du sens. Cultiver son jardin est chez elle un acte de résistance.