Nous pourrions mettre au pluriel le titre de ce très beau recueil : Elles voudraient l’ailleurs encore. Elles, ce sont les femmes qui, de mère en fille, partagent une même difficulté de vivre et surtout une insatiable soif de liberté.
Ce sont également les milliers de femmes saluées par la traduction en quelque 150 langues de ces mots tout simples : « une fille », « une mère ». Les premiers apparaissent sur la page de gauche et les seconds, sur celle de droite. Voilà un procédé qui laisse entendre que partout dans le monde une commune volonté d’épanouissement irrigue le désir des femmes.
Avant les deux pages où défile la kyrielle de ces mots traduits se trouve un exergue emprunté à Nicole Brossard. Il commence de la façon suivante : « Écris-moi. Sois ma mère encore un temps ». Comme en réponse à cette tendre injonction, Diane Régimbald écrit au nom de sa mère, afin de la nommer – elle s’appelait Denise Leduc –, afin aussi de prolonger dans le jour présent l’ombre de son existence. Ainsi procède le deuil, dans la contemplation ici de ce qui reste de la mère, de « l’image de son absence ».
À travers une série de poèmes, de fragments où le récit emprunte à la mosaïque, l’écrivaine dissémine de manière plutôt discrète des éléments de sa propre histoire. Sa posture a quelque chose d’effacé. Sa silhouette est à l’image des illustrations accompagnant les poèmes, elle est enfermée dans un brouillard qui en atténue les contours. Du vague entoure la précision de ses confidences. Entendons-nous bien, car cela s’apparente à un sortilège propre à la plus savante des écritures qui soit, à savoir qu’il existe des textes, assez rares, où tout de soi se trouve dit sans que pour autant y figurent des confessions en bonne et due forme, je veux dire des révélations qui soient de l’ordre d’un étalement noir sur blanc de sa plus intime vérité.
C’est que l’intime ici englobe les autres. Dans le miroir de la page sont conviées d’autres femmes. La fille de Denise, j’insiste sur ce point, en tant qu’unique est également plurielle. Elle évoque une histoire ancienne qui est toujours actuelle. Celle de sa mère. Rien n’est révolu. Il n’y a aucune résolution, mais une passation, de la poursuite, un lien de mère en fille. Elles désirent l’ailleurs encore. C’est d’abord chez la mère que ce désir se manifeste. La fille en hérite. Elle écrit : « comme elle / je me défais de ce qui m’enferme ». La vraie vie est ailleurs. C’est du moins ce que pense la mère. Le portrait qu’en fait la poète incline à lui donner raison. Elle a mené une existence de sacrifice, mère de cinq enfants : « Qui avance avec la progéniture / et supporte le fardeau / autrement que la mère ? » Mal mariée, « elle avait voulu que passent les maladies / de l’homme sa violence […] et pardonner encore cela ne se pouvait plus ». Il fallait autre chose, autrement.
La poète dépeint sa mère dans une série de portraits d’autant plus touchants que ne s’y manifeste aucune sensiblerie. Elle écrit : « j’enfante ma mère morte ». Enfant, elle avait esquissé des croquis de sa mère. Après son décès, c’est aux mots qu’elle confie le soin de la dépeindre. La mémoire alors ravive des scènes où prédominent la tendresse et l’affection. Mais cette mère partira « en douce folie / en toute solitude / choisissant sa mort ». La fille à son tour deviendra mère : « et je recommencerai / enfanterai à nouveau / les rêves prendront racine / dans les fondements du désir ». Ce qu’elle écrit au sujet de ses propres enfants élargit un propos principalement axé sur l’amour. Si toutes veulent l’ailleurs encore, outre leur commun désir d’échapper à l’enfermement, ce qui unit vraiment les mères et les filles n’est pas autre chose que l’amour.
Un certain militantisme apparaît en filigrane. Le chant murmuré de la poète, sans que jamais elle ne jette les hauts cris, livre une sublime pensée de libération. Denise Leduc incarne magnifiquement cette volonté. Elle qui « rêvait d’un autre voyage au-delà / du tracé des habitudes ». Remarquez ici la coupe des vers. Voyez cet au-delà suspendu à la fin du premier. C’est du grand art. Entendez surtout, comme elle savait si bien l’entendre elle-même, le doux chant des oiseaux.