Le monde numérique. Il nous envahit. Il prend toute la place. Surtout dans nos têtes. C’est la Submersion de Bruno Patino.
S’agit-il d’une peur infondée ? D’un scénario cataclysmique écrit par un vieux schnock (né en 1965) qui n’a pas compris que le monde de demain ne sera ni pire ni meilleur que celui d’avant, juste différent ? Ou au contraire d’un constat sérieux et argumenté, qui tire une sonnette d’alarme dans un monde emporté par la force d’inertie ?
Chose certaine, au-delà du bien-fondé ou non des craintes exprimées, Bruno Patino met des mots sur une sensation diffuse que nous éprouvons tous : qui n’a pas l’impression que les écrans – et au premier chef le téléphone cellulaire – ont peut-être pris le contrôle de notre vie, voire de notre esprit ?
Pour lui, ce n’est pas qu’une impression. C’est une réalité mesurable et mesurée, et même une réalité voulue par les GAFA et compagnie, dont les ingénieurs logiciels font tout pour pondre des algorithmes et des interfaces qui maintiendront le plus longtemps possible nos yeux rivés sur les écrans.
On a beau être conscient de tout cela, qui peut se vanter de ne jamais se laisser prendre par les Reels de Facebook ou les mille articles suggérés à la fin de celui de notre journal favori qu’on vient de lire en diagonale sur l’écran ? Et même si on résiste, qui peut nier l’effet psychologique d’une offre de contenu qui explose, ne serait-ce que par les publicités qui surgissent sans crier gare au milieu d’un article de journal qu’on aura sélectionné très rationnellement, ou encore par l’enchaînement effréné des propositions d’un Netflix qui désactive le bouton pause lorsqu’on n’est pas absorbé par un épisode en cours ?
Patino ne se met pas au-dessus des autres. Au contraire. Il scrute son écran même la nuit. « Je suis l’un d’entre eux. Comme chacun d’eux, je m’accommode de la lueur ininterrompue, oublie l’heure nocturne pour plonger dans l’infini que proposent les écrans, le monde qu’ils offrent, le réconfort qu’ils promettent. […] Je passe d’application en application, cherchant celle qui accompagnera la veille qui, à mes dépens, s’est imposée. […] N’ai-je pas, sur mon téléphone, à portée du pouce, 7 865 titres de musique que j’ai préalablement sélectionnés, 2 300 épisodes de séries que je n’ai pas encore regardés, 842 films que j’ai étiquetés dans ‘ma liste’, 14 abonnements aux journaux, 529 livres en format numérique […] ? »
Car au-delà de la sollicitation, il y a le problème du choix. Mais comment le choix peut-il être un problème ? En fait, ça aussi, nous l’éprouvons dans notre vie intime mais, pour ceux qui ne sauraient jurer que par la science, précisons que des études de psychologie l’ont montré depuis longtemps : plus on a de choix, plus on vit un sentiment de dépassement, de découragement, puis de renoncement. Comme le rapporte Patino, à l’époque où vous entriez dans un magasin pour acheter des jeans et où vous ne trouviez que quatre modèles sur les tablettes, vous pouviez essayer les quatre et ressortir avec la sensation d’avoir choisi le meilleur. Mais s’il y en a quarante, vous ne pourrez vous départir de l’idée que, n’ayant pu tous les essayer, vous n’avez probablement pas fait le meilleur choix. Et multipliez ça par tous les objets de consommation possibles, mais pas seulement. (Nul besoin de mentionner Tinder ici, vous y avez déjà tous pensé.) « Le monde de l’offre limitée nous laissait croire en la capacité illimitée de notre cerveau à choisir. L’époque de l’offre infinie nous confronte désormais à la réalité de nos limites personnelles. Nous n’étions pas si grands. »
Il ne s’agit pas seulement de se lamenter sur les temps passés. Il s’agit de constater que les nouveaux paradigmes de la vie moderne ont des conséquences très concrètes non seulement sur notre civilisation, mais carrément sur notre bonheur et notre bien-être.
Patino avait déjà amorcé cette réflexion en 2019 dans La civilisation du poisson rouge (le poisson rouge, avec sa capacité d’attention dérisoire, c’est nous). L’auteur est fort en constats, mais il se dégage de son essai, par ailleurs écrit dans un style quasi littéraire, un sentiment d’impuissance décuplé. Les solutions sont rares, à part se déconnecter. Mais qui le peut ?
Le bon côté, c’est qu’après avoir lu un exposé aussi exhaustif des mille et une façons dont nous sommes manipulés et bombardés d’informations et d’images, on ressent spontanément ce besoin salutaire de silence auquel on pourra effectivement s’abandonner… pour un temps.