Né à Sarajevo en 1964, Aleksandar Hemon vit maintenant aux États-Unis. Il est reconnu mondialement pour le regard aiguisé qu’il porte sur les dérives nationalistes, démocrates et néolibérales. En fait foi sa dernière épopée qui traverse le XXe siècle, nous menant de Sarajevo à Tachkent (Ouzbékistan), puis de Shanghai jusqu’à Jérusalem.
En 1992, le jeune homme était de passage chez nos voisins du Sud pour perfectionner son anglais lorsque la guerre a éclaté chez lui, en Bosnie-Herzégovine (ex-Yougoslavie). Le pays et surtout sa capitale sont devenus les symboles d’un long martyre dont tous ont entendu parler aujourd’hui. Hemon n’a donc pas pu y retourner. Il a alors choisi Chicago comme port d’attache, là où il a fondé une famille. Depuis, le Bosnien écrit romans, nouvelles et articles en anglais, et enseigne l’écriture créative à l’Université de Princeton.
Dans Un monde de ciel et de terre, titre moins efficace que The World and All That It Holds, on suit Rafael Pinto, Juif séfarade de Sarajevo, entraîné dans le maelstrom de la Grande Guerre, enrôlé de force dans l’armée austro-hongroise à la suite de l’assassinat de François-Ferdinand. Il « prétendrait avoir été si près de l’automobile qu’il avait vu les bulles de sang sur les lèvres de l’archiduc ».
Dès 1914, Pinto sera envoyé en Ukraine pour combattre les Russes et y rencontrera son grand amour, Osman Karišik, un Bosniaque musulman lui aussi de Sarajevo, un être parfois réel, parfois fantomatique. Pinto traversera les montagnes du Turkestan et les déserts de Chine en portant sur son dos Rahela, la fille qu’Osman avait eue d’une Russe morte en couches et dont il était devenu le père putatif. De nombreuses années plus tard, tous deux verront arriver la Deuxième Guerre mondiale en Chine et l’assassinat programmé des Juifs partout dans le monde ; ils chercheront à fuir Shanghai dévastée. « Padri, dit Rahela. Je te ramène chez nous. Andemos al Sarajevo. »
L’utilisation de termes en langues étrangères, non traduits, respecte la volonté de l’auteur d’indiquer les habiletés de polyglotte de Pinto, qui parle autant spanjol (ladino séfarade) qu’allemand, tadjik que bosnien. Hemon aura mis plus de douze ans à écrire sa saga, collaborant entre temps avec Damir Imamović, compositeur de musique traditionnelle bosniaque appelée sevdah, ou mélancolie. Comme la sevdah, le long roman raconte l’amour, les pertes encourues et la persévérance. Parlant de Pinto, sa fille avouera :« Je ne l’ai pas assez aimé. […] J’ai gâché ma vie à ne pas l’aimer assez ».
Quand ils se prononcent sur l’écriture de Hemon, les critiques le comparent souvent à Jack London ou à John Steinbeck, ceux qui allient une immense lucidité à une âme voyageuse. D’origines plurielles, l’auteur est de descendance ukrainienne par son père et serbe par sa mère. Interrogé à ce sujet en entrevue à Montréal il y a quelques années, il avait simplement répondu : « I’m complicated ».
De nombreuses fois récompensé, Hemon a reçu la bourse Guggenheim (2003) et la bourse MacArthur (2004). Il est lauréat du prix Jan-Michalski de littérature (Suisse)en 2010, du prix PEN/W.G. Sebald en 2011 et, en 2023, du Grand Prix de littérature américaine (France) pour Un monde de terre et de ciel.