Il y a près d’un demi-siècle, le pédagogue Neil Postman prédisait dans son livre Amusing Ourselves to Death (Se distraire à en mourir, Flammarion, 1986) que les médias américains (à cette époque, c’était essentiellement la télévision) allaient nous fournir une surabondance d’images divertissantes et de programmes attirants, jusqu’au trop-plein, jusqu’à l’indigestion. Au point d’oublier tout le reste. Mais Internet n’existait pas encore, ni les réseaux sociaux.
Venu de Chine, puis répandu partout dans le monde depuis 2017, le système TikTok atteint plus de 950 millions d’usagers, dont plusieurs sont devenus fanatiques, et pas seulement parmi les jeunes internautes. Son contenu est simple et adapté à chaque usager : tel un « réseau de réseaux », il vous offre en continu et à l’infini des petits films de toutes sortes, déterminés selon vos goûts, à partir de ce que vous regardez, sur la base de ce que des gens ayant opéré des choix semblables aux vôtres ont choisi et aimé. Et même le nombre de secondes consacrées à un visionnement permet de savoir ce que vous préférez ou non, ce que vous rejetez, ce qui vous fait acheter en ligne, ce que vous signalez à vos proches. Les préférences de chaque usager permettent au système de lui proposer ensuite des contenus encore mieux ciblés. Chacun peut se filmer, filmer les autres pour ensuite diffuser des contenus ou produire un petit film TikTok en utilisant son téléphone portable. On peut ainsi raconter, partager et relayer de petites histoires, des publicités, des récits de soi. Le principe est simple, et son fonctionnement est automatisé : par l’exploitation d’algorithmes et le suivi comportemental des usagers, cette intelligence artificielle peut déduire nos goûts, nos points faibles et nos passions (nourriture, mode vestimentaire, types de films, péchés mignons), et nous servir à l’infini d’autres contenus et publicités qui fonctionnent sur des personnes partageant les mêmes dispositions et ayant les mêmes habitudes de consommation que nous.
Océane Herrero consacre tout un livre à ce phénomène de société. Mais Le système TikTok n’est pas qu’une suite d’anecdotes ; c’est le résultat d’une enquête sur la machine TikTok qu’elle a écrite après avoir rencontré de nombreux usagers, des accros, des personnes qui parfois ne peuvent s’empêcher de consacrer plusieurs heures par jour à des jeux électroniques, à des visionnements de toutes sortes, à des achats en ligne ou à des partages. Un peu comme une secte intrusive ou une forme de dépendance inavouable, ce système triomphe puissamment et, comme beaucoup de médias sociaux, mobilise beaucoup du temps de ses usagers, qui peuvent difficilement s’en priver. En février 2023, les gouvernements du Canada et du Québec ont interdit l’application TikTok à leurs employés. Ouvrage accessible et clair, Le système TikTok. Comment la plateforme chinoise modèle nos vies sera essentiel pour les futurs enseignants et pour les bibliothèques publiques.