L’intention est ambitieuse : traverser les lieux de la télévision, des jeux vidéo et du cinéma au Québec, et observer la présence des femmes, leur rôle et les influences qu’elles y exercent, leurs avancées et les contraintes qu’elles subissent. Vingt-sept voix discutent de questions aussi variées que l’autochtonie, la colonisation, l’identité de genre, les violences sexuées diverses, l’hétéronormativité ou l’héritage culturel sur nos écrans.
Dès l’introduction de Pour des histoires audiovisuelles des femmes au Québec1, la bonne nouvelle est étayée de chiffres édifiants. Un collectif nommé Moitié-Moitié constate qu’à peine 16 % du budget 1985-1986 de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) sont alloués aux femmes. Vingt ans plus tard, la proportion chutait à 8 %. Grâce au travail exemplaire de Réalisatrices équitables, organisme créé en 2007, Téléfilm Canada annonce en 2016 la parité femmes-hommes dans un délai de trois ans, décision à laquelle souscriront l’Office national du film du Canada et la SODEC. Tremplin pécuniaire qui révèle quantité de talents et donne des ailes aux réalisatrices. Pour n’en nommer qu’une, Louise Archambault signe en 2019 non pas un mais deux films millionnaires2, Il pleuvait des oiseaux et Merci pour tout. Comme si ce précédent ne suffisait pas, son tout récent film, Le temps d’un été (2023), est déjà millionnaire.
Que l’on soit prévenu(e), l’ouvrage collectif repose sur plusieurs postures idéologiques. Dans l’introduction, on peut lire : « Nous entendons le mot femme comme désignant toute personne s’identifiant comme telle, rejetant l’idée que ce terme fait référence à une catégorie fixe ou hermétique, ou à l’un des pôles du binairehomme-femme ». Cela établi, il n’empêche que l’ensemble théorique du livre se déploie pour l’essentiel autour de créations de femmes, et on n’y croise que de rares hommes transféminins. Une collaboratrice parle de sa position de chercheuse blanche du québec3, eurodescendante et occupante du territoire. Autre exemple, dans le premier texte, l’essayiste et professeur Martine Delvaux propose une hypothèse étrange, selon laquelle le féminisme devrait se revêtir de l’idéologie queer (pour autant que l’on comprenne ce que veut dire ce mot de tant de confusions) et se demander : « Que serait un féminisme qui échouerait à sauver les autres ou à se reproduire, comme l’écrit [Jack] Hallverstam, un féminisme dont l’objectif serait son propre échec ? » N’a-t-on peut-être pas compris la charge d’ironie que véhicule cette hypothèse ?
Les histoires audiovisuelles dont il est ici question empruntent un spectre étendu de couleurs. Mireille Dansereau, première Québécoise à signer un film de fiction, La vie rêvée, en 1972 et réalisatrice de 26 films, quadrille ses 50 ans passés dans la cité du cinéma où, sans faillir, elle n’a cessé de témoigner de la complexité d’être femme dans le Québec contemporain. Pour sa part, l’Abénakise Kim O’Bomsawin, scénariste et réalisatrice, pointe sa caméra sur une variété de sujets, la musique, la justice, la poésie. La violence faite aux femmes autochtones est toutefois le point focal du texte. Le silence qui tue (2018) a créé le choc en tentant de comprendre cette tragédie innommable, celle des femmes et filles autochtones disparues et assassinées, évaluées par la GRC à mille cent quatre-vingt-une.
Depuis deux décennies, l’autochtonie est explorée par les femmes qui ont pris d’assaut le monde des arts visuels, de la littérature et du cinéma et « apportent une contribution remarquable aux médias audiovisuels qui portent les voix de Premiers Peuples au Québec et au Canada ». Parmi elles, Sonia Bonspille Boileau, la vétérane Alanis Obomsawin et Tracy Deer. À mille lieues de la princesse Pocahontas ou de la squaw Perle de rosée, la série Mohawk Girls, signée Tracy Deer, qui a pris l’affiche sur la chaîne APTN4 de 2014 à 2017, est ici comparée à un Sex in the City mohawk, portée par une subtile subversion.
Du côté de la vidéoludique, on n’éprouvera aucune surprise à constater que les filles, moins rompues aux jeux vidéo dans leur jeune âge, entrent en formation peu préparées, qu’elles seront dès lors minoritaires dans le milieu professionnel5, lequel continue de donner à voir des personnages féminins rares et stéréotypés. Comme si ce n’était pas suffisant, le portrait se complète par les comportements toxiques qui font « partie de la réalité quotidienne des joueurs et des joueuses dans la majorité des communautés en ligne ». Il est aussi dit que si une conceptrice de jeux obtient un succès, on la trouve exceptionnelle, mais si elle échoue, elle devient la preuve que les femmes n’ont pas leur place dans l’industrie. Cette rhétorique est aussi vieille que le monde patriarcal. Si le regard se portait au-delà de la ligne d’horizon contemporaine, il apparaîtrait vite que les pionnières en médecine, en architecture ou en ingénierie ont eu droit très précisément au même traitement. Parlez-en aux premières astrophysiciennes, marathoniennes, plombières ou grutières.
Le cinéma trouve place à la fin de l’ouvrage en synecdoque, privilégiant quelques films. Le texte de Chloé Savoie-Bernard en particulier croise des fils narratifs littéraires et cinématographiques, et évoque ces « terribles vivantes » à qui les femmes doivent tant, les Louky Bersianik, Jovette Marchessault, Nicole Brossard, France Théoret, Luce Guilbeault, Pol Pelletier. L’analyse polysémique, voire polémique, n’hésite pas à remettre en question la doxa d’une certaine pensée qui réduit le féminisme de la deuxième vague à un groupe de féministes blanches éduquées : « […] je considère cette affirmation [comme] anachronique, parce qu’elle demande à rebours à une production artistique de répondre aux exigences éthiques du présent et, surtout, parce qu’elle fait disparaître une diversité qui existait réellement à l’époque ».
En bref donc, des choix pluriels, subjectifs, étonnants parfois, qui relatent diverses histoires et non unehistoire audiovisuelle des femmes au Québec. Au vu de l’épaisseur de l’ouvrage, la nuance est de taille.
1. Collectif sous la direction de Julie Ravary-Pilon et Ersy Contogouris, Pour des histoires audiovisuelles des femmes au Québec. Confluences et divergences, « Vigilant·e·s », Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2022, 378 p.
2. Les longs-métrages québécois qui atteignent le million de dollars de recettes sont qualifiés de millionnaires.
3. Par ce procédé grammatical, l’autrice « cherche à décentrer et ainsi à décapitaliser le pouvoir hétéropatriarcal de l’état colonial du québec […] ».
4. Aboriginal Peoples Television Network (en français, Réseau de télévision des peuples autochtones).
5. L’industrie du jeu vidéo québécois est l’une des plus florissantes au monde, mais les femmes n’y vivent pas mieux. Les autrices Gabrielle Trépanier-Jobin et Élodie Simard rappellent le scandale de harcèlement sexuel chez Ubisoft Montréal, en 2020, où régnait un climat malsain, allant jusqu’à la terreur.