En raison de sa fréquentation de la psyché humaine, une psychiatre possède-t-elle un savoir-faire l’inclinant à verser tout naturellement dans le domaine poétique ? De son côté, une poète possède-t-elle quelques dons lui conférant des lumières quant aux choses de l’esprit ? Freud en tout cas a profité abondamment de l’apport des poètes. Voici un dicton populaire : « Les sages cherchent la lumière, les fous leur en donnent. »
Rarement ai-je vu un ouvrage témoigner avec autant de justesse du mal de vivre et de mourir. Ouanessa Younsi est une médecin psychiatre. Elle est également poète. S’agissant de la souffrance, elle sait de quoi elle parle et sait comment en parler. Ici, non pas en usant du langage de la clinicienne, mais en se servant des mots tels que parviennent à les tourner les meilleurs poètes. Ce ne sont pas forcément les fous qui illuminent la conscience de l’écrivaine, mais bien plutôt les malheureux, hommes et femmes en déroute, souvent errants, migrants, tôt coupés de leur mère-patrie ou privés de leur mère tout court, en butte à leurs abus ainsi qu’à ceux de leurs pères. La plupart du temps confrontés à leur absence. La misère humaine est scrutée à la loupe dans ce recueil.
Un bref avant-propos mentionne que « Quand je vis est un théâtre de la mort et de la vie ». Théâtre, sans doute, mais ce recueil se lit comme un roman. Tout commence avec le père de la narratrice. Au milieu de la nuit, il « hurle à petite voix / qu’il ne peut plus respirer ». Sa fille, endormie, finit par entendre son cri silencieux. Elle vient à son secours. Elle compose le 911. Un pompier d’abord se présente, puis des ambulanciers mènent le malade dans le plus proche hôpital. C’est celui où justement travaille sa fille, médecin psychiatre. La suite de l’histoire est tout simplement humaine. La résumer ne lui rendrait pas justice, car ce n’est pas l’événementiel de surface qui en fait l’intérêt, mais bien ce que j’évoquais plus haut, à savoir sa très grande justesse. C’est ici une question d’âme. Me vient en tête ce mot cornélien, celui où il est dit qu’« aux âmes bien nées / la valeur n’attend point le nombre des années ». La narratrice voit juste et dit juste en proportion de la valeur de son âme. Bien entendu, elle ne combat pas avec l’épée, ni même le bistouri, mais avec l’écoute et des pilules.
De la psychiatre ou de la poète, à qui doit-on tant de justesse ? Son âme les combine toutes deux et la littérature fait le reste. Rarement ai-je lu un ouvrage poétique aussi soutenu, subtil, sans afféteries, poétique sans clinquantes orfèvreries, aux notes si pures se détachant sur fond de silence et de page blanche. Poésie non pas minimaliste, mais sobre et précise.
Nous parlions d’un récit. Il est mené avec doigté à travers une architecture savante, quoique discrète. Rien dans la forme ne prime, mais rien sans la forme ne tiendrait aussi bien. Rien surtout ne susciterait autant notre intérêt si l’émotion, toujours retenue, sans pathos aucun, n’était au rendez-vous.
Ouanessa Younsi a écrit « entre les brancards / et les tombes » un magnifique récit poétique. Autour du père qui se trouve entre la vie et la mort gravitent différents personnages dont, avec un fin scalpel de mots, la poète soulève les enveloppes. Elle nous fait pénétrer en leur être profond, là où la souffrance de chacun et de chacune se débat entre la vie et la mort.
Qui s’assemble se ressemble. En consultant la liste des ouvrages de la même autrice, j’apprends qu’elle a récemment coécrit un ouvrage de poésie avec Louise Dupré. Ce jumelage n’a rien d’étonnant. En raison de leurs affinités, il m’était arrivé, lisant Quand je vis, de songer à Louise Dupré. Cette écrivaine est excellente. Celle que je viens de découvrir l’est également.