Milan Kundera ne prisait guère le neuvième art. À ma connaissance, ses œuvres n’ont pas été adaptées en bande dessinée. Aussi ai-je pensé déplacer légèrement les projecteurs vers des bédéistes de nationalité tchèque. J’ai retenu trois albums de belle tenue, et de genres, de thématiques et de styles fort différents.
L’histoire de la bande dessinée tchèque débute essentiellement dans les années 1930. Longtemps limitée au créneau pour enfants, surtout durant les années les plus restrictives du communisme, elle ne s’ouvre au public adulte que dans la dernière portion des années 1990, quand les bédéistes de là-bas s’inspirent d’œuvres occidentales enfin traduites en tchèque, à commencer par Maus1. Il en a résulté une production caractérisée par la diversité, du moins si l’on se fie aux titres ici présentés.
Le monstre intérieur
Album de grandes dimensions et au format à l’italienne2, Le dragon ne dort jamais est un conte médiéval traité avec un réalisme et une lenteur narrative qu’on rencontre plutôt dans les genres intimiste ou psychologique. La postface nous apprend que cette bande dessinée puise dans un ensemble de récits du XVIe siècle racontant, sur le mode de la légende, la fondation de la localité de Trutnov, en Bohême. C’est d’ailleurs la Ville de Trutnov qui a publié la version originale tchèque en 2015.
En l’an de grâce 1006, le duc Ulrich confie au chevalier Albrecht l’établissement d’une bourgade isolée, en pleine forêt. Albrecht défend ses gens de son mieux, même quand des ouvriers débusquent un immense dragon dans une fosse. En cette époque où la religion se montre puissante et pétrie de superstitions, le monstre est perçu comme une incarnation du Malin. Il provoque surtout une crise au sein de la petite communauté, crise qui révèle des rapports de force insoupçonnés, la précarité de la solidarité du groupe, les bassesses de certains et le courage des autres.

Sur le plan visuel, le dessin de Jiří Grus est sans faille, les personnages démonstratifs, le trait fin et les couleurs à l’aquarelle chatoyantes. L’ambition picturale de l’album ne sacrifie aucunement la clarté et l’efficacité du récit de Džian Baban et Vojtĕch Mašek. La lecture du Dragon ne dort jamais ne dépaysera pas les bédéphiles car l’œuvre adopte une narration et une esthétique auxquelles nous a habitués la BD franco-belge des dernières décennies. C’est moins le cas du titre suivant.
Un épisode chaud de la guerre froide
Jan Novák est scénariste de BD mais également écrivain, et c’est son propre roman3 qu’il a adapté, sous le titre Jusqu’ici tout va bien. Un roman, convient-il de préciser, qui relate des faits véridiques peu connus ailleurs dans le monde mais ayant marqué l’imaginaire collectif en Allemagne et surtout en République tchèque. Le récit retrace le destin singulier de la famille Masín, principalement le père, martyr de la résistance face aux nazis, et ses deux fils qui, au début des années 1950, défient le régime communiste instauré par l’Union soviétique. Leurs faits d’armes culminent quand les jeunes Ctirad et Josef entreprennent, avec trois complices, de traverser l’Allemagne de l’Est pour rallier Berlin-Ouest, déclenchant une « opération militaire massive », à laquelle prennent part des soldats allemands et même soviétiques.
La mise en images est signée Jaromír 99 (pseudonyme de Jaromír Švejdík), lequel a opté pour une facture classique, un peu raide et surannée, qui n’est pas sans rappeler les plus graphiques des affiches de propagande soviétique de l’époque. Les visages inexpressifs trahissent la fatalité et la sourde détermination qui habitent les protagonistes intérieurement. La colorisation, très sobre, se réduit à quatre couleurs appliquées en aplats.
Chaque planche constitue une grille. Dans la BD qui se veut intello ou conceptuelle, il advient qu’on fasse un usage dogmatique des mises en page symétriques. Ce type de canevas simplifie le travail des dessinateurs, mais débouche trop souvent sur l’arbitraire et des limitations qui desservent le récit. Dans ce cas-ci, la symétrie des cases s’impose tel un carcan rigide et froid reproduisant l’architecture soviétique et concourant à recréer le caractère coercitif du régime qui sévissait implacablement.

Transposer un roman en bande dessinée est un exercice répandu mais toujours périlleux. Plusieurs séquences de Jusqu’ici tout va bien se révèlent contractées au point de devenir incompréhensibles. Malgré cette lacune et les maladresses relatives au dessin, à la mise en scène, aux dialogues (et/ou à la traduction) ou à l’ordre des bulles, l’album vaut le détour parce qu’il nous entraîne, à travers une immersion esthétique et des faits saisissants, derrière le rideau de fer, au cœur de l’oppression érigée en système.
Je ne peux passer sous silence que deux ans après la parution de cette bande dessinée, Novák a publié, à l’été 2020, une biographie – controversée et encore inédite en français – de nul autre que Milan Kundera4. Parions que la mort de ce dernier ravivera l’intérêt des éditeurs français !
Autopsie d’une affaire sidérante
L’étrange cas Barbora Š. relate une histoire vraie qui, autrement, nous paraîtrait trop invraisemblable. Fictif, ce récit nous ferait décrocher ; inspiré de faits réels, il hypnotise !
Une adolescente victime de torture est retrouvée dans une cave en Moravie puis fugue de l’hôpital qui l’a recueillie. Quelques mois plus tard, un garçon du même âge est arrêté par la police, en Norvège. Il s’agit en fait d’une seule et même personne : Barbora Škrlová, une trentenaire dont on se demandera jusqu’à la fin si elle est davantage victime que machiavélique. Derrière ce fait divers déjà ahurissant en soi se dissimule un complot impliquant une secte et son gourou.
L’affaire est véridique mais les auteurs ont choisi d’y ajouter le personnage fictif d’une journaliste qui se laisse avaler par son enquête. Ce personnage permet aux scénaristes Vojtĕch Mašek et Marek Šindelka ainsi qu’au dessinateur Marek Pokorný de créer un point de vue extérieur que le lecteur adopte d’emblée, happé lui aussi. De fait, le trio met à contribution une panoplie de procédés narratifs et graphiques, certains usuels (tels que la représentation des événements du passé en noir et blanc) et d’autres assez audacieux. Parmi ces derniers, je songe aux reconstitutions des développements de l’affaire qui sont dessinées dans un style distinct, plus schématique, presque enfantin, créant ainsi un décalage déstabilisant au regard de certaines révélations pour le moins glauques. Pourtant, les bédéistes évitent de se complaire dans la violence, préférant évoquer ou suggérer les scènes les plus dures.

Les faits divers s’avèrent souvent sordides, celui-ci est proprement démentiel. Les amateurs d’enquêtes y trouveront leur plaisir, tout comme les amateurs de BD conceptuelles. On tient ici une œuvre captivante, impressionnante même, mise en cases avec brio.
Albums lus pour cet article :
Džian Baban, Vojtĕch Mašek (scénario) et Jiří Grus (dessin), Le dragon ne dort jamais, traduit du tchèque par Benoît Meunier, Casterman, Bruxelles, 2020, 151 p. ; Jan Novák (scénario) et Jaromír 99 (dessin), Jusqu’ici tout va bien, d’après le roman de Jan Novák, traduit du tchèque par Christine Laferrière, Presque Lune, Melesse, 2021, 254 p. ; Vojtĕch Mašek, Marek Šindelka (scénario) et Marek Pokorný (dessin),L’étrange cas Barbora Š., traduit du tchèque par Benoît Meunier, Denoël Graphic, Paris, 2020, 204 p.
À lire aussi :
Les Ashkenazes dans un XVIe siècle bellement reconstitué : Pierre Makyo (scénario) et Luca Raimondo (dessin), Le kabbaliste de Prague, d’après le roman de Marek Halter, 2 vol., Glénat, Grenoble, 2016 et 2017, 56 et 56 p.
Un architecte polonais expérimente avec une BD géométrique relatant l’ascension et la chute d’un autre architecte, tchèque celui-là, au service de l’occupant nazi : Łukasz Wojciechowski, Soleil mécanique, traduit du polonais par Gabriel S. Colsim, Çà et là, Bussy-Saint-Georges, 2021, 138 p.
Légendes des images :
* Jusqu’ici tout va bien, p. 202 : Une parenté esthétique avec les affiches de propagande soviétique.
** Le dragon ne dort jamais, p. 133 : Le chevalier Albrecht face au dragon.
*** Jusqu’ici tout va bien, p. 219.
**** L’étrange cas Barbora Š., p. 125 : Une journaliste avalée par son enquête.
1. Art Spiegelman, Maus, I. A Survivor’s Tale: My Father Bleeds History, Pantheon Books, New York, 1986, 159 p. et Maus, II. A Survivor’s Tale: And Here my Troubles Began, Pantheon Books, New York, 1992, 135 p. (respectivement traduits en français en 1987 et en 1992).
2. Plus large que haut ; au format paysage, dit-on en photo.
3. Jan Novák, Zatím dobrý, Petrov, Brno, 2004, 776 p. et Argo/Paseka, Prague, 2011, 624 p.
4. Jan Novák, Kundera – Český život a doba, Argo, Prague, 2020, 896 p.