Le titre – à première vue mal choisi – ne révèle pas toute la richesse du contenu des mémoires d’un éditeur privilégié ayant été au centre de la vie intellectuelle de la France de la dernière moitié du XXe siècle.
Nous vivions alors un âge d’or et nous ne le réalisions pas. C’est précisément ce qu’il aurait fallu ajouter sur le bandeau de la couverture de cet essai lumineux.
Le parcours de Pierre Nora se situe à des carrefours ; d’abord, le vénérable éditeur-fondateur Gaston Gallimard (1881-1975) lui fait confiance en lui attribuant la collection la plus prestigieuse dans le monde francophone des idées : « la Bibliothèque des sciences humaines ». Une immense consécration. Avec l’auteur, on revit de l’intérieur, d’une façon privilégiée, la seconde moitié du siècle dernier, et c’est la force de cet essai. Les chapitres prennent la forme d’une quinzaine de portraits d’amis ou de projets de livres édités par Pierre Nora. La liste est impressionnante : Raymond Aron, Georges Dumézil, Georges Duby, Jacques Le Goff et tant d’autres. Mais on découvre aussi – par la bande – la liste des écrivains faisant partie du « Salon des refusés », si j’ose dire, de Gallimard, dont Claude Lévi-Strauss, longtemps rattaché à Plon. Le chapitre sur Michel Foucault révèle la genèse du plus important ouvrage théorique des années 1960 : le philosophe avait hésité entre L’ordre des choses et Les mots et les choses (1966), avant de se faire imposer celui-ci comme titre définitif par Pierre Nora, qui admet aujourd’hui que l’idée de Foucault était pourtant la meilleure. Les belles pages consacrées au philosophe Marcel Gauchet, longtemps associé à l’irremplaçable revue Le Débat, sont enthousiasmantes et profondément humanistes, et ce, même si « Gauchet s’érigeait en contre-Foucault ». Décrivant leur amitié ininterrompue – mais respectueusement distante – durant un demi-siècle à se côtoyer quotidiennement, Pierre Nora dira qu’il n’est jamais allé chez l’auteur du Désenchantement du monde et qu’ils se sont toujours vouvoyés. Plus loin, Nora écrit : « J’étais ami avec Derrida […] mais très vite, je n’ai plus rien compris à ce qu’il écrivait ». D’autres passages portent sur le processus de récit de soi, ou égo-histoire, soit lorsqu’un « historien devient l’historien de lui-même ».
Pierre Nora avait placé la barre haute avec des classiques comme Les lieux de mémoire (1984), Présent, nation, mémoire (2011) et Historien public (2011), tous publiés chez Gallimard ; il ne déçoit nullement avec le présent ouvrage, loin d’être anecdotique. Les observations sont éclairantes quant au métier d’éditeur face au monde académique ; il y apparaît une opposition fréquente entre « obstination méritoire de la part de l’éditeur et […] procrastination machiavélique de la part d’un auteur ». De par leur nature, les mémoires d’un historien sont toujours passionnants, mais ceux de Pierre Nora le sont encore davantage. En survolant les cinq décennies de publications littéraires qu’il a supervisées, Une étrange obstination fourmille d’une multitude d’allusions à des livres charnières que Pierre Nora aura accompagnés dès l’étape de leur création, et ces pages constituent de ce fait une formidable invitation à la lecture et aux (re)découvertes livresques. On reprochera toutefois à Gallimard de ne pas fournir systématiquement toutes les références bibliographiques des centaines d’ouvrages mentionnés.