Voici un recueil1, composé de six nouvelles, suivies du journal qu’a tenu Emmanuel Ruben au moment de l’invasion de la Crimée par l’armée russe en 2014, tout à la fois empreint de réalisme et d’onirisme, d’espoir et d’inquiétude au regard de la situation qui prévaut présentement en Ukraine. Des nouvelles qui témoignent d’un attachement fort, voire viscéral, pour cette terre mise à feu et à sang depuis bientôt dix ans.
Encore une fois dans son histoire, souligne Emmanuel Ruben, géographe de formation, l’Ukraine sert d’État tampon à l’Europe en s’érigeant contre l’avancée des chars russes. À Kiev, en août 2008, au moment où Poutine ramène Tbilissi dans son giron, Ruben assiste incrédule à l’invasion russe en compagnie de son ami ukrainien Yarick. Ce dernier sera porté disparu en 2014, lorsque Poutine envahit la Crimée. La suite est connue : le 24 février 2022 s’enclenche le troisième épisode, et ce qui devait être une opération éclair pour chasser des néonazis du pouvoir à Kiev perdure depuis sans que l’on voie se dessiner la fin des hostilités. Impuissant à venir en aide à un pays qu’il aime profondément, Emmanuel Ruben a regroupé les textes consacrés à l’Ukraine qu’il avait écrits entre 2010 et 2020, et demandé à son éditeur de les publier afin de contrecarrer les plans du despote russe, qui va jusqu’à nier l’existence même de l’Ukraine. Les nouvelles regroupées dans ce recueil témoignent au contraire de la richesse de la culture et de l’imaginaire ukrainiens. À noter que les bénéfices de la vente de ce livre seront versés à une organisation qui vient en aide aux réfugiés ukrainiens.
La première nouvelle, « Confluence imaginaire », constitue un récit alterné nous entraînant des confluents du Rhône à ceux du Dniepr, sur des chemins que parcourt à vélo le narrateur, un jeune Français, tantôt seul lorsqu’il est en France et tantôt avec son ami ukrainien. S’entremêlent dans le récit souvenirs d’enfance chez l’un et désir de faire connaître la culture ukrainienne à son ami chez l’autre. Un hymne à l’amitié, à la beauté des lieux et à la paix. Le texte qui suit, « Le dernier des Khazars », de facture plus classique, explore le thème de la porosité des frontières à travers les âges et la disparition de peuples nomades, dont celui des Khazars dont l’existence est attestée entre le VIe et le XIIIe siècle après J.‑C. aux abords de la mer Caspienne. L’aspect géopolitique permet ici à l’auteur d’illustrer que le conflit qui se déroule en ce moment en Ukraine ne repose sur rien d’autre que la folie meurtrière d’un seul homme, lequel cherche à reconstituer l’empire qui s’est effondré après la chute de l’URSS.
« Deux coupoles volantes », en référence aux dômes qui surplombent les églises, emprunte la voie épistolaire pour livrer une vision pour le moins déprimante du monde soviétique et de son architecture carcérale. Le narrateur, sans doute pour abolir cette vision qui le hante, cherche désespérément à reproduire, dans le moindre de ses détails, le dôme de l’église de Brangues qui aurait servi de décor à Stendhal dans son roman Le Rouge et le Noir. « Au pays des zêtres » joue sur un tout autre registre, une liaison fautive – il nous aurait fallu lire Au pays des hêtres – nous plonge dans la culture slave. « Tabula rasa » mêle une fois de plus souvenirs d’enfance et vie adulte, lieux français et ukrainiens alors que se déroule une rupture amoureuse. La nouvelle, qui reprend le titre d’une pièce d’Arvo Pärt, se veut un hommage au compositeur estonien. Le dernier texte, « Un muet », clôt le recueil sur le thème de la méprise et des frontières. Le narrateur, se croyant en route vers Varsovie, constate subitement s’être trompé de wagon et être plutôt en direction de Katowice.
Ce recueil et le journal tenu par l’auteur au moment de l’invasion de la Crimée, en 2014, nous permettent de découvrir une culture unique, certes slave dans ses racines, mais ukrainienne avant tout. Une culture que l’on espère voir s’épanouir à nouveau librement, autrement qu’en devant revendiquer son droit à l’existence par les armes.
1. Emmanuel Ruben, Nouvelles ukrainiennes suivies de Retour de Kiev, Points, Paris, 2022, 186 p.