Sont ici déposés en preuve les documents attestant du caractère crucial de la recherche dans la genèse d’une œuvre littéraire. Loin de la facilité.
Normalement, je ne suis pas attiré par ce genre de livre. Mais, quand il s’agit d’Annie Ernaux, je l’avoue, j’ai un préjugé favorable. Or, si la lecture me confirme que l’ouvrage comblera les inconditionnels de l’écrivaine et ceux pour qui son œuvre est un objet d’étude, il n’est pas nécessaire de décrypter toutes les allusions et tous les codes dont est truffé le texte pour l’apprécier.
Paru une première fois il y a plus de dix ans, L’atelier noir est maintenant réédité dans une version augmentée. Annie Ernaux y dévoile un journal particulier consigné en parallèle à son journal proprement dit, une sorte de carnet de terrain des hésitations et des doutes, des « tourments préalables » qui l’assaillent, avant de plonger résolument dans le travail d’écriture. Le livre est divisé en chapitres correspondant aux années 1982 à 2015. Le texte, constitué des notes jetées sur papier par l’autrice et à l’origine destinées à elle-même, n’indique pas quel titre émergera de chaque période de tâtonnements. Il est toutefois possible d’en juger si l’on connaît intimement l’œuvre d’Ernaux. Sinon, quelques indications entre crochets, ajoutées par l’autrice pour la publication, aident le lecteur à se repérer. Ainsi, à la fin des notes de l’année 1982 : « [Terminé La place en juin 1983] ». De plus, deux textes d’introduction dus à l’autrice, celui de 2011 et celui de la présente édition, apportent un éclairage appréciable.
La deuxième introduction permet notamment de mesurer combien l’écriture de Mémoire de fille, paru en 2016, a coûté à l’écrivaine, de sorte que le projet fut à plusieurs reprises envisagé et repoussé. Au cours des années, l’expérience sexuelle vécue en 1958 par la jeune femme qu’était alors Ernaux, marquante au point de mériter l’attention de l’autrice et en même temps porteuse de honte, est la plupart du temps désignée évasivement par le chiffre 58. Il n’est donc pas étonnant que les notes des années 2008 à 2015, ajoutées pour la présente édition, concernent spécifiquement Mémoire de fille. On y voit que, dès 2008, le projet est une nécessité bien ancrée : « Si j’étais programmée pour mourir bientôt, c’est 58 que je voudrais faire, je crois. Au fond, ce qui me gêne, c’est de ne pas avoir, comme d’habitude, un autre choix ». Sur le plan formel, on y trouve, par exemple, une étonnante persistance de l’indécision quant à l’option d’une narration à la première ou à la troisième personne. Au début de l’année 2015, à quelques mois seulement de terminer Mémoire de fille : « Blocage infernal, dont je ne sais pas s’il est dû au elle/je ou à autre chose ».
Tout de même, dans ce tableau des tergiversations dont est fait L’atelier noir, des affirmations bien assurées percent de temps à autre. Ainsi, l’écrivaine dit croire, avec André Breton, que le rêve « est capable d’apporter la solution aux problèmes diurnes ». Plus tranchant, son jugement sur À la recherche du temps perdu est par ailleurs fort éclairant : « Proust, c’est assez lourd, mal écrit parfois ennuyeux à hurler, ou dérisoire (les aubépines, à 1re vue) mais la beauté, l’importance, viennent de la recherche, du projet de connaissance, qui de ce fait a transformé l’histoire de la littérature ». Enfin, on y reconnaît les objets de prédilection d’Ernaux et son obsession pour le lien entre l’intime et le social, comme ici en une seule phrase : « Revenant d’Éragny, avec toujours cette violente émotion particulière en écoutant un air lié à des souvenirs d’amour, roulant sur l’autoroute, pensé que seuls l’amour et la mort étaient vraiment le fond de l’existence, le fond de l’écriture, quel que soit le récit ».
Pour Annie Ernaux, la publication de L’atelier noir s’inscrit logiquement dans une démarche réflexive continue et toujours approfondie. En plus de s’offrir en pâture aux exégètes, Ernaux donne un accès privilégié à une étape cruciale de sa trajectoire littéraire, qui pourrait inspirer auteurs et autrices – quel que soit leur degré d’expérience. Plus généralement, il pourrait s’avérer rassurant pour les uns et édifiant pour les autres de voir confirmé le fait que, même pour une écrivaine au statut maintes fois consacré, les incertitudes, les questionnements et les choix angoissants sont inhérents au processus de création.