À Montréal, au XIXe siècle, les riches du Mile doré et les pauvres du Mile sordide s’affrontent.
L’amour qui naîtra entre deux jeunes filles issues de la bourgeoisie anglophone de l’époque, la blonde Marie et Sadie la brune, connaîtra ses vicissitudes, sera fragilisé, mais renaîtra toujours de ses cendres. Indéfectible.
Dans son sixième livre, Perdre la tête, la Montréalaise Heather O’Neill fait revivre le « Mile carré doré » (Golden Square Mile) de la métropole canadienne – qu’elle nomme Mile doré – au moment de sa plus grande gloire. On dit qu’entre 1870 et 1900, plus de 70 % de toute la richesse du pays s’y trouvait concentrée dans des mains britanniques, surtout écossaises. « La fortune personnelle de l’élite anglophone grandissait de manière disproportionnée. »
Montréal est en pleine révolution industrielle et les luttes sociales s’intensifient. Si les ouvriers et lesprostituées du Mile sordide fomentent leurs combats, la riche héritière de « la plus grande raffinerie de sucre du pays » n’a de cesse qu’elle n’ait empiré les mauvaises conditions de travail de ses employés mal payés. « Marie émergea de sa dépression avec une insensibilité que ni elle ni qui que ce soit d’autre n’aurait pu prévoir. » Entre humanité et domination, elle avait fait son choix. Par ailleurs, dans la réalité, le philanthrope écossais Peter Redpath, propriétaire de la sucrerie, permettait au Musée Redpath d’histoire naturelle d’ouvrir ses portes, en 1891, sur le campus de l’Université McGill.
Il est vrai que Perdre la tête n’est pas un roman historique, mais un récit qui met l’accent sur la lutte des classes et les balbutiements du féminisme. On y voit évoluer l’amour-passion entre deux fillettes aux tempéraments opposés, dont le statut social et les conditions de vie n’ont rien en commun. Marie est assoiffée de pouvoir et de richesses ; Sadie veut s’extirper de sa condition d’exilée, et se jette corps et âme dans des écrits pornographiques, jusqu’à se retrouver en prison. Et pourtant, elles n’existent que l’une pour l’autre. Sadie « aimait tellement Marie quand elle était enfant qu’elle éprouvait une anxiété chronique à l’idée que celle-ci puisse ne pas l’aimer en retour ».
À leur terrible duo s’ajouteront d’autres personnages, dont la pâtissière Mary, jumelle de Marie, mais dépossédée de sa part de la fortune paternelle, et la sage-femme George, orpheline élevée à la dure dans une maison close. Ces Montréalaises passent de l’opulence à la déchéance – ou l’inverse – et évoluent dans des univers dont il faut parfois oublier les anachronismes et la surabondance de détails.
Le lecteur appréciera la traduction de Dominique Fortier, autrice reconnue, et ne sera pas surpris d’apprendre que Heather O’Neill ait déjà déclaré être une créature urbaine qui aimait, fallait-il en douter, l’œuvre de Charles Dickens.