Écoutez ici la version audio de ce texte lue par Daniel Luttringer
C’est peut-être un des premiers romans que j’ai achetés, à quinze ans, lorsque le Village des Valeurs a ouvert un magasin aux Galeries Taschereau. J’ai dû le déménager douze fois.
Quand j’époussette ou tente un tri dans mes bibliothèques, je m’étonne chaque fois d’être à ce point attachée à ce livre usé et fragile, sur le bord de se fendre entre mes mains. J’ai pensé souvent m’en départir, le remplacer par une édition plus récente, plus élégante, mais au fond, j’aime qu’il me rende nostalgique avec son graphisme vibrant et désuet, ses 688 pages si peu aérées, brunies sur la tranche, son odeur qui évoque à la fois le marché aux puces et le chocolat cheap. Je me souviens qu’au moment de l’achat, j’avais été impressionnée parce que, dans cette édition Marabout Géant Triple Volume, le titre apparaissait trois fois au dos de la reliure, en grandes lettres blanches tremblotantes, pour donner l’apparence de trois livres reliés en un seul. Une aubaine pour 50 cennes : mon premier classique russe dans une affreuse édition de poche vintage avec pour logo, dessinés dans un coin, trois oiseaux à lunettes, des marabouts coiffés de couronnes aux allures bédéesques. Du beau laite, comme dirait plus tard un ami designer.
Sur la couverture, de grosses lettres orangées et leur dramatique ombre portée occupent toute la largeur du front de Gérard Philipe. À gauche de son beau visage en noir et blanc délavé, à la hauteur de sa bouche entrouverte, une inscription : « Le célèbre chef-d’œuvre qui a inspiré l’inoubliable film avec Gérard Philipe et Edwige Feuillère ». Je garde ce livre dans ma bibliothèque comme une relique pour me rappeler que je n’ai jamais lu L’idiot, ni aucun autre Dostoïevski d’ailleurs, et que c’est franchement gênant pour une fille diplômée en études russes et en littérature. Je m’explique mal ce rendez-vous manqué, moi qui m’étais ambitieusement promis, au sortir de l’adolescence, de lire tous les titres de La bibliothèque idéale de Bernard Pivot, en commençant par les Russes et les Slaves. Je voulais me frotter aux œuvres difficiles, me lancer dans une éducation littéraire, accéder à un ailleurs. J’étais ravie de trouver chez Anna Karénine ce que j’imaginais à l’époque comme l’unique manière valable de vivre sa vie, en exaltée, prête à me consumer de passion. Mes naïves ambitions de lectrice se sont refroidies quelque part dans un creux des 697 pages du Docteur Jivago. L’édition Folio me tombait des mains. Malgré ce qu’annonçait sa couverture où, en médaillon, un Omar Sharif approchait tendrement son élégante moustache des lèvres de Julie Christie allongée dans l’herbe, dans une composition digne des romans Harlequin, le récit était plus costaud que prévu. C’était les vacances, je ne me suis jamais rendue à L’idiot cet été-là et j’ai abandonné pour de bon le « célèbre chef-d’œuvre » au profit de lectures plus contemporaines. Comme pour souligner mon échec, avec les années, le coin supérieur droit de la couverture s’est détaché en un triangle parfait, emportant la dernière lettre du nom de l’auteur, orthographié à l’anglaise avec un Y : j’avais marqué la page là où s’arrêterait ma lecture, jamais entamée. Je ne me suis donc pas aventurée beaucoup plus loin que les premières phrases. « Il devait être neuf heures du matin. C’était à la fin de novembre, par un jour de dégel. Le train de Varsovie filait à toute vapeur vers Saint-Pétersbourg. »
Dès le premier jour, ce roman m’a attirée autant qu’il m’a rebutée. Et je pourrais dire la même chose, avec le recul, de certains hommes au cœur des fiascos amoureux et des rendez-vous manqués qui auront jalonné ma vie. Chaque fois que j’aperçois ce triple titre – L’idiot L’idiot L’idiot – au dos de la reliure orangée, je pense à mon père et j’éprouve un mélange de honte et de fascination. Mon père, qui n’avait « qu’une troisième année forte », comme il disait avec humour, avait dû quitter l’école pour aider sur la ferme familiale dans les Bois-Francs. Il n’était pas un grand lecteur, qu’un simple ouvrier qui lisait son Journal de Montréal chaque matin avant de partir ensacher la farine chez Five Roses. Un homme de peu de mots, comme on dit des hommes de cette génération née entre les deux guerres, dont la part intime était difficilement atteignable. Enfant, j’avais fouillé dans les tiroirs de sa commode et j’y avais trouvé, cachés sous deux revues pornographiques, Le journal d’une femme de chambre – que j’avais lu en cachette en plusieurs après-midis où j’étais seule à la maison – et Les fleurs du mal de Baudelaire, dont le titre m’avait laissé présager une lecture interdite et terrifiante. Plus tard, c’est avec étonnement que j’ai vu mon père lire Le canard de bois que ma sœur avait acheté pour son cours de français et plonger dans quelques livres que je ramenais de mes razzias dans les librairies d’occasion, entre autres les mémoires de Papillon et L’idiot que j’avais laissé traîner sur la table du salon au début des vacances d’été. Encore aujourd’hui, quand je pense que mon père est parvenu à lire en quelques après-midis ce livre qui me dépassait avec ses longues phrases, ses points-virgules et ses subjonctifs de l’imparfait, je suis émue. Et je me trouve idiote d’avoir pensé avec l’arrogance de mes quinze ans que les grands romans n’étaient pas pour lui.
Chez moi, on ne lisait pas. Pour combler ma soif de mots, à six ans, j’ai supplié ma mère d’aller nous inscrire en famille à la bibliothèque municipale où la bibliothécaire en chef me connaîtrait bientôt par mon nom et m’autoriserait avant l’âge à piger dans les rayons pour adultes. J’ai très tôt associé la lecture à ma différence et à l’écart qui se creuserait entre ma famille et moi. J’ai grandi en entendant mon entourage répéter que j’avais appris à lire seule à quatre ans et que ce n’était pas dans l’ordre des choses. En première année, alors que mes camarades de classe apprenaient à lire avec la méthode syllabique, l’enseignante a décidé que, parce que je lisais avec fluidité, il valait mieux me mettre à l’écart. Je nuisais au groupe, selon elle. Elle m’envoyait lire des Oui-Oui et des Comtesse de Ségur à la bibliothèque de l’école. Il me fallait descendre dans le sous-sol où des mères bénévoles m’accueillaient en allumant les lumières, et je me souviens d’avoir pensé, assise par terre parmi les rayonnages, petite face au silence, que j’étais punie.
Je ne lisais pas parce que les miens m’avaient incitée à lire. Je suis allée vers les livres avec un désir intense, sorti de nulle part. De ce désir qui leur était étranger au sentiment de me sentir étrangère parmi eux, la ligne à franchir était mince et la traversée, violente. Dans ma famille, face à mes ambitions, on me disait : « Ne te prends pas pour une autre ». C’est pourtant exactement ce que la littérature m’offrait et ce que je voulais faire de ma vie, écrire. J’ai retrouvé plus tard chez Suzanne Jacob cette idée qu’il faut se libérer des fictions que l’on a construites pour nous. « J’écris pour en finir avec les interdits et les cloisons », dit-elle. Je me suis reconnue quand elle raconte que c’était comme si elle transportait un grand sac sur son dos avec des idées comme « ne te prends pas pour une autre », « ne parle pas trop fort », « fais attention, protège-toi ». Pour elle, comme pour moi, comme pour bien d’autres femmes, traverser ces interdits aura été « une épreuve violente ».
Par ailleurs, si je n’ai toujours pas lu Dostoïevski, c’est aussi qu’il me semble que c’est une œuvre qu’il faut lire lorsqu’on est jeune et que j’ai simplement manqué le bateau. C’est d’ailleurs ce qu’on me répond en général quand je confie avoir honte de ne pas avoir lu le grand romancier russe : « Je l’ai lu au début de la vingtaine, il faudrait que je le relise ». Autour de moi, on a adoré Les frères Karamazov, Le joueur, Crime et châtiment, et cela ajoute à mon sentiment d’avoir raté ce qui aurait dû être un amour littéraire marquant de ma jeunesse, comme Réjean Ducharme, Marguerite Duras, Tchekhov ou les Lettres à un jeune poètede Rainer Maria Rilke. Je me suis bien frottée avec peine à quelques pages de Crime et châtiment en russe dans mes cours de littérature à Saint-Pétersbourg. Le professeur avait organisé une déambulation dans la ville sur les pas de Raskolnikov avec des escales sur le pont Kokouchkine et le long du canal Griboïedov. J’ai retrouvé dans mes papiers une page polycopiée, le fameux passage où l’étudiant se rend chez la vieille usurière. Au verso de la feuille, j’avais noté dans un mélange de russe et de français qu’il me fallait écrire, à la suite de la lecture des extraits et de la visite du Pétersbourg de Dostoïevski, un petit essai d’une demi-page pour répondre à la question : « Comment la ville influence-elle les héros du roman ? » Tout cela est flou, comme les autres souvenirs de ce semestre d’études où il fallait changer de ville, d’université, de famille d’accueil chaque mois. J’étais à Saint-Pétersbourg en octobre 1996. La ville en automne était magnifique, mais une lourdeur se lisait partout. Pour expliquer ce qui ne tournait pas rond dans cette époque trouble qui a succédé à l’effondrement de l’Union soviétique, on me sortait cette phrase de Dostoïevski, en riant : « Je crois que le principal, le plus profond besoin intime du peuple russe, c’est un besoin de souffrance, perpétuel et jamais assouvi, partout et en tout ». Le soir, je rêvais en russe, déboussolée et exaltée, épuisée par tout ce qui échappait à ma compréhension, à commencer par les subtilités de la grammaire, les cruautés de l’Histoire, les désillusions, la tristesse et la résignation dans le regard de ces gens qui avaient perdu leurs repères. J’étais également touchée par leur courage, leur humour mélancolique et leur façon généreuse et sincère de me faire sentir, malgré nos différences, comme l’une des leurs l’espace de quelques mois.
Je ne désespère pas de remédier à ce rendez-vous manqué entre Dostoïevski et moi, mais je crois bien que je continuerai à bouder L’idiot et m’attaquerai d’abord à Crime et châtiment que je me propose de lire depuis des années. En 2023, promis.