S’appuyant sur l’histoire du fait littéraire et sur les témoignages d’écrivains contemporains, Alexandre Gefen affirme que l’autonomie de l’esthétique en littérature n’aura été qu’une parenthèse romantique.
Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France, et par ailleurs critique littéraire, Alexandre Gefen est l’auteur d’une riche réflexion sur la littérature telle qu’elle se déploie dans ses pratiques multiformes. Son approche attentive à la fois aux évolutions et aux continuités invite au dépassement des oppositions simplistes concernant le rôle de l’écrivain. Déjà en 2017, avec Réparer le monde1, le chercheur observait une tendance de la littérature du XXIe siècle à prendre à bras-le-corps les réalités sociales. Dans deux essais récents, L’idée de littérature2 et La littérature est une affaire politique3, Gefen mène sa quête plus avant et dans de nouvelles avenues.
L’extension de la littérature depuis la fin du XIXe siècle
En 2016, l’Académie suédoise créait tout un émoi en attribuant le prix Nobel de littérature à Bob Dylan. On sait que les textes du barde états-unien font l’objet d’études dans les facultés de lettres depuis cinq décennies ; néanmoins, la consécration suprême avait de quoi surprendre. Nobéliser un auteur de chansons ravivait les spéculations sur ce que recouvre la notion de littérature. Cet événement peu banal est cité en exemple par Alexandre Gefen pour nous plonger dans le vif du sujet dès les premières lignes de L’idée de littérature. Selon le chercheur : « Loin d’être un problème isolé, l’affaire Dylan est ainsi le symptôme d’une profonde remise en cause de la vision idéaliste, esthétique et esthétisante, de la littérature née avec le romantisme ». Gefen rappelle en introduction de son essai que le champ littéraire s’est autonomisé depuis le XVIIIe siècle, dans le même temps que les arts en général s’affranchissaient de l’empire du religieux pour accorder leur foi en l’esthétique comme fondement et finalité. À telle enseigne que la vision dominante, à la fin du XIXe siècle, veut que le texte littéraire ne soit plus destiné à représenter le monde, mais tende à s’y substituer. Selon Gefen, cette tendance sera poussée aux extrêmes au cours du siècle suivant, avec le structuralisme ainsi qu’avec les divers formalismes et expérimentations langagières, en même temps que prenait une place toujours plus importante une autre tendance, résolument déterminée à soumettre l’esthétique et à opter pour la « transitivité » du projet littéraire. Autrement dit, à voir la littérature comme une passerelle vers les réalités du monde vécu.
Tout au long de L’idée de littérature, un ouvrage érudit comprenant 75 pages de bibliographie et un appareil de notes impressionnant, Gefen s’emploie à démontrer que la littérature a connu, au cours du dernier siècle et jusqu’à aujourd’hui, une « extension » sur plusieurs plans simultanément. Sur le plan de la chronologie, alors que nous étions habitués à une histoire littéraire refermée sur elle-même, centrée sur les styles et les écoles, une pléthore d’études historiques récentes considèrent la littérature comme un phénomène culturel aux multiples ramifications. Sur le plan géographique, si le panorama littéraire fut longtemps circonscrit par le domaine national ou la communauté linguistique, les écritures « étrangères » sont désormais à la portée de tous. Sur le plan thématique, après s’être ouverte à toutes les conditions humaines et aux expériences ordinaires, la littérature contemporaine tend à dépasser son regard anthropocentré pour considérer le mode d’être de tout le vivant, et même de tout l’existant. Sur le plan de la médiation, le livre s’est vu contester son hégémonie par les formes numériques, de même que par diverses performances orales. La littérature, après une digression de près de deux siècles pendant laquelle elle ne devait servir aucune fin sous peine d’être taxée d’utilitaire et, par le fait même, d’être disqualifiée, se trouve, à l’époque contemporaine, marquée par le retour en force de la responsabilité sociale de l’écrivain. Enfin, le littérateur type n’est plus cette sorte d’aristocrate isolé dans sa posture de supériorité, mais tout aussi bien homme, femme ou personne refusant ces catégories, écrivain professionnel, intervenant social, journaliste, expert en son domaine ou simple amateur.
Avec L’idée de littérature, Alexandre Gefen veut montrer que la pratique littéraire a évolué et s’est élargie pour constituer un lieu de « convergences d’usages variés et contextuels ». C’est-à-dire qu’une grande diversité d’écrits, et même de paroles, peuvent de nos jours aspirer au statut littéraire, à la faveur d’un mouvement de démocratisation de l’art en marche dans la majeure partie des sociétés. L’examen conduit par Gefen l’amène à conclure que la littérature n’ayant que la littérature elle-même pour raison d’être et pour horizon se retrouve minorisée, au sein d’une pluralité de démarches en accord avec l’idée d’une littérature « conçue comme un moyen et non une fin ».
L’engagement des écrivains à témoigner de leur monde
La littérature envisagée comme moyen soulève la question de l’engagement de l’écrivain. Dans le prolongement de son travail d’observation à distance du fait littéraire, Alexandre Gefen est allé à la rencontre des écrivains français pour s’enquérir de leur « politique littéraire » personnelle. Ainsi, La littérature est une affaire politique consiste essentiellement en un recueil d’entretiens menés auprès de 26 auteurs et autrices de l’Hexagone en 2020 et 2021. Les propos rapportés dans le livre sont les réponses à une série de questions posées par Gefen, axées sur l’engagement et la politique. Entre autres, « Avez-vous la nostalgie de la littérature engagée ? » et « Avez-vous déjà pris des positions politiques en tant qu’écrivain ? » génèrent chez les répondants des réflexions nuancées, parfois même en contraste avec la perspective de Gefen.
De l’ensemble des réponses offertes, un certain consensus se dégage quant à l’existence d’une version convenue de l’engagement, incarnée par des figures comme Jean-Paul Sartre et Louis Aragon ou, encore, à une époque plus ancienne, Victor Hugo et Émile Zola par exemple. Or, les participants à l’enquête se dissocient généralement de cette manière de voir la littérature engagée, la considérant datée, certains la jugeant sévèrement pour ses errances et ses aveuglements. Toutefois, comme le souligne Gefen : « […] réfutant la vieille catégorie de la littérature engagée, les auteurs et autrices français d’aujourd’hui sont loin de prôner une indifférence esthète à l’égard des problèmes politiques de la Cité ». En effet, les propos recueillis par le chercheur révèlent à tout le moins une volonté de témoigner de la complexité du monde.
À la question « Qu’est-ce que la littérature ? », posée par Sartre dans son célèbre essai paru sous ce titre, les écrivains français répondent aujourd’hui par une diversité de formes d’intégration du littéraire et du politique. Et selon les écrivains eux-mêmes, cette diversité serait désormais normalisée. Notamment, Éric Reinhardt, malmené il y a quelques années par une partie de la critique jugeant que ses œuvres n’étaient pas de la littérature mais de la sociologie, constate que cette opposition entre le littéraire et le politique, ou le sociologique, est définitivement dépassée. Les auteurs et autrices précisent qu’ils ne sont plus « engagés », à la manière de Jean-Paul Sartre, mais « impliqués » dans la réalité du monde actuel. Le seul fait de témoigner des problèmes actuels du monde, par exemple la menace écologique, est vu comme une prise de position politique. Karine Tuil souscrit à cette idée en déclarant : « À partir du moment où un livre remplit une fonction d’éveil des consciences, il y a, selon moi, une forme d’engagement ».
Les répondants et répondantes ne rejettent pas en général la vision sartrienne, mais s’y réfèrent pour affiner leur propre positionnement. Par exemple, Philippe Forest : « Je m’en tiens à ce que disait Sartre : toute œuvre littéraire est politique, implicitement ou explicitement, consciemment ou inconsciemment, par ce qu’elle dit et aussi bien par ce qu’elle tait. Cela n’implique pas nécessairement la prise de position militante ». Dans le même sens, Laurent Gaudé se dit en accord avec « l’idée que l’écrivain puisse s’approprier le champ politique », mais refuse d’y voir une obligation. Leïla Slimani, pour sa part, reconnaît une dominance dans la littérature contemporaine de ce qu’elle qualifie de vision « utilitariste ». Un peu à contre-courant, elle s’avoue nostalgique « d’une littérature qui ne vaut que pour elle-même, qui ne tiendrait que par son style, par sa beauté, un peu comme les tenants de l’art pour l’art pourraient le définir ».
La littérature, ouverte aux interprétations
Alexandre Gefen déploie d’importants efforts pour fonder son analyse sur des données d’observation, mais, parlant de littérature, il est bien entendu que l’on n’est pas ici dans le domaine de la science exacte. Les interprétations du chercheur n’invalident pas nécessairement d’autres options interprétatives. Or, la formule des entretiens a ceci d’intéressant qu’elle permet justement l’expression de points de vue critiques à l’égard des prémisses du chercheur.
Là où Alexandre Gefen voit une trajectoire historique, il n’y a peut-être que plusieurs manières de voir la littérature, selon le prisme à travers lequel on la considère. Ce doute sur l’hypothèse de la trajectoire évolutive est soulevé clairement par Arno Bertina, selon qui « on trouve de tout dans la littérature contemporaine, comme peut-être à chaque époque ». De son côté, Patrick Chamoiseau questionne la possibilité même d’établir des distinctions sur la base de critères particuliers, quand selon lui la poésie peut être un rejet du « prosaïsme néolibéral » et que, par ailleurs, certains textes de Marx peuvent être vus comme poétiques. Enfin, dans le dernier entretien de la série, Sandra Lucbert s’oppose assez frontalement à la vision sous-tendue par les questions de Gefen et voulant que le champ littéraire puisse s’être politisé, ou dépolitisé, au cours des dernières décennies. Pour l’écrivaine : « La littérature, comme tout ce que les humains fabriquent entre eux, est engagée dans l’ordre politique d’où elle procède. Soit elle s’accorde avec lui : auquel cas elle sera engagée pour l’ordre hégémonique [le capitalisme néolibéral], soit elle s’oppose à lui, et dans ce cas elle sera engagée contre l’ordre hégémonique ».
En définitive, que Gefen porte son regard sur la littérature dans le temps long ou sur le phénomène littéraire contemporain, il réaligne des questions anciennes de manière à insuffler une nouvelle vigueur à la réflexion. Et, qui sait, peut-être ses pistes de recherche seront-elles investies par d’autres. Concernant en particulier le politique et l’engagement, les écrivains francophones d’Amérique offriraient-ils les mêmes réponses que les Français ? Cela reste à vérifier.
1. Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Corti, Paris, 2017.
2. Alexandre Gefen, L’idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention, Corti, Paris, 2021.
3. Alexandre Gefen, La littérature est une affaire politique, L’Observatoire, Paris, 2022.
EXTRAITS
[À] partir des années 2000, à l’heure de la mondialisation et de la prise de conscience écologique globale, le pouvoir de représentation de la littérature est réactivé pour écrire les forces socio-économiques et les enjeux environnementaux qui les traversent […].
L’idée de littérature, p. 130.
Littératures orales ou brutes, romans hypertextes, pratiques non créatives, écritures blanches, théâtres de non-fiction ou encore twittérature : l’ensemble de ces pratiques d’écriture ou de performance, avec bien d’autres, métamorphosent nos conceptions de la littérature […].
L’idée de littérature, p. 147.
L’écrivain contemporain redevient responsable, tant pour ses actes personnels que pour ses œuvres, dans un tournant brutal dont témoignent exemplairement les mises en accusation dont Gabriel Matzneff a été l’objet en 2019 après des décennies d’une impunité esthétique qui semble rétrospectivement indéfendable.
L’idée de littérature, p. 241.
Ce qui importe n’est pas que des écrivains prennent la parole dans le débat public mais que leurs œuvres elles-mêmes interrogent ce qu’il en est du monde dans lequel on vit ; ce qui est important, c’est qu’elles pensent, à travers des inventions de phrases, des intensités romanesques ou même à travers des ouvertures poétiques, la dévastation dont nous sommes les témoins : à la fois l’horreur économique, la destruction de la planète et la mise à sac du langage.
Yannick Haenel, dans La littérature est une affaire politique, p. 43.
Si je me retourne sur les textes que j’ai écrits, il est clair qu’ils portent une vision et une contestation de l’ordre social, d’une part, et de la condition des femmes d’autre part, souvent les deux ensemble. Mais ils sont nés d’émotions et de sentiments qu’il me fallait éclaircir dans une démarche de recherche de la réalité.
Annie Ernaux, dans La littérature est une affaire politique, p. 107.
[L]a littérature dit quelque chose […], et oui, je me sens des devoirs. Et j’ai l’idée que si aujourd’hui on se pose ces questions, de moins en moins honteusement, de plus en plus ouvertement, c’est que nous sommes de plus en plus nombreux à nous sentir des devoirs.
Marie Cosnay, dans La littérature est une affaire politique, p. 319-320.