
Troublantes, envoûtantes, c’est le moins qu’on puisse dire des neuf histoires réunies sous le titre Couleurs de l’adieu, de Bernhard Schlink, dont la notoriété n’est plus à faire.
Chacune des nouvelles du présent recueil révèle la fragilité et la complexité de l’âme humaine. Elles abordent, une fois de plus, les rapports amoureux sous différents angles, soulèvent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses, les questions d’ordre éthique se prêtant davantage à la réflexion qu’aux interdictions. Sans jamais porter de jugement sur ses personnages, qui tantôt se remémorent un souvenir, un événement marquant de leur vie qui a modulé la courbe de leur existence, Bernhard Schlink cherche plutôt à nous démontrer qu’il n’y a chez l’humain ni grandeur ni bassesse, ni courage ni faiblesse, mais une inextricable gamme de sentiments qu’il n’est pas toujours facile de démêler.
La première nouvelle, « Intelligence artificielle », fait écho aux années de guerre froide alors que le protagoniste, aux prises avec un sentiment de culpabilité à la suite de sa dénonciation d’un ami qui tente de s’enfuir à l’Ouest, se rappelle ce que représentait cette amitié au moment où son ami vient de mourir. A-t-il eu raison de le dénoncer pour des motifs à ses yeux excusables ? L’a-t-il fait pour son bien personnel ou pour celui de son ami ? Que doit-on à la mémoire des morts ? Aux survivants ? Peut-on vraiment juger les gens à partir de ce qui nous est visible ? De ce que nous croyons connaître d’eux ? Schlink reprend ici un thème qui lui est cher pour mettre à mal nos certitudes et nous rappeler que les couleurs peuvent être perçues différemment selon notre acuité visuelle ou le champ de diffraction dans lequel elles se livrent à notre regard.
La nouvelle qui suit, « Pique-nique avec Anna », aborde la délicate question des relations entre un adulte et une enfant. Voulant démontrer son ouverture à l’égard d’une famille de réfugiés, le narrateur, instruit, à l’aise et en apparence sans préjugé, du moins aime-t-il se voir tel, se prend d’affection pour la cadette. Se développe alors une dynamique illustrant le fossé social qui existe entre nouveaux arrivants et société d’accueil, accentué ici par celui des générations dès lors que se profile l’émergence d’un sentiment amoureux que l’on juge illicite. La nouvelle, conduite sur un rythme qui tranche avec les autres nouvelles, n’est pas sans rappeler que Schlink a également écrit des romans policiers et qu’il sait comment tenir son lecteur en alerte.
Ce qui lie l’ensemble du recueil, c’est le regard empreint d’empathie porté sur les personnages au moment où ils reviennent sur un épisode de leur vie, s’interrogent sur les choix qu’ils ont faits ou pas, et le besoin d’apaisement qu’ils ressentent lorsque la mort se dessine, comme dans la nouvelle « L’amulette » où un homme demande à sa conjointe d’aller trouver son ex-femme, qu’il a quittée pour celle-ci alors qu’elle était fille au pair au sein de leur famille. Là où, comme lecteur, on pourrait s’attendre – et l’auteur nous y invite – à une demande de pardon de la part de celui qui sait son heure arrivée, et à un geste de réconciliation de la part de son ex-femme, l’issue se révèle autre. Schlink nous fait voir que le dénouement d’une relation amoureuse n’est jamais aussi simple qu’on aimerait le croire. Des êtres se croisent, tantôt s’aiment et se quittent, et il leur arrive parfois de se blesser, de se trahir, sans l’avoir expressément cherché.
L’humour n’est pas absent de ce recueil, comme le montre la nouvelle « Fille aimée ». Schlink s’amuse ici à démontrer que si ce qui va bien, parfois, tourne mal, l’inverse est tout aussi vrai. L’évolution d’une relation entre un beau-père et la fille de sa conjointe, qui, une fois adulte, se découvre lesbienne et cherche à son tour à fonder une famille, laisse place à un dénouement peu réaliste, mais qui nous fait tout de même sourire.
Chacune de ces neuf nouvelles nous interroge sur le sens et l’importance que nous donnons à la notion de responsabilité individuelle lorsque nous la déployons dans l’absolu, lorsque nous en faisons un sujet de discussion philosophique, hors de tout contexte. Il arrive que les choix qui se présentent modifient la trajectoire d’une vie. Ces nouvelles ont le mérite, en plus d’être habilement menées, d’ébranler nos certitudes.
