Lauréat du Prix des Écrivains du Sud 2022 pour son roman Chien 51, Laurent Gaudé livre dans ce dernier une véritable dystopie des temps modernes. L’auteur emprunte ici au polar ses techniques narratives pour tenir le lecteur en haleine et l’entraîner dans une enquête qui met à nu la cupidité et la rapacité des grandes entreprises de ce monde qui n’ont que faire des frontières et des gouvernements en place.
La force d’un roman nous est souvent donnée dès la première phrase. Chien 51 ne fait pas exception : « D’un coup, la ville devint folle ». Voilà, l’avertissement au lecteur est on ne peut plus clair ; il n’a qu’à bien se tenir, la balade ne sera pas de tout repos. Les déchets s’accumulent partout, des drones survolent la ville pour mesurer l’état d’indolence ou de possible rébellion qui pourrait jaillir s’il s’avérait que les braises de la vie démocratique reprennent vie. Les aspects les plus sombres de l’âme humaine se révèlent ici sous le couvert de la mercantilisation du monde. La Grèce est tombée en faillite, on imagine pour défaut de paiement à ses créanciers, et la GoldTex s’en est aussitôt emparée, en a déchiqueté les parties selon son bon vouloir. D’autres pays – le Venezuela, le Bangladesh – seront bientôt dans sa mire, ou plutôt dans ses serres, la soif de pouvoir des rapaces demeurant inassouvie. Divisée en trois zones étanches placées sous la protection d’une armée de gardes-chiourmes qui en contrôlent les entrées et les sorties, la Grèce n’est plus que l’ombre d’elle-même. Zem Sparak, autrefois jeune étudiant idéaliste vivant à Athènes, est devenu policier pour assurer sa survie dans l’une des zones les plus sombres de la ville. Immatriculé Chien 51, Sparak a perdu ses illusions, comme les êtres qui lui étaient chers. Le seul choix qui s’offrait à lui était simple : vendre ses services, et son âme, à la GoldTex, ou grossir les rangs des démunis.
Au moment où le roman débute, un meurtre vient d’être commis dans la zone 3, celle qu’arpente jour après jour Zem Sparak entre deux séances d’Okios, une technologie 3D qui lui permet virtuellement de se replonger dans l’Athènes idyllique qu’il a jadis connue. La victime, dont le torse a été ouvert sur toute sa longueur, n’avait aucune raison de se trouver là. Les zones sont étanches et doivent le demeurer. Dès que s’amorce l’enquête, celle-ci est retirée à Sparak pour être confiée à une inspectrice de la zone 2, où résidait la victime. Salia Malberg cherchera à élucider ce meurtre d’autant plus crapuleux que l’on soupçonne un trafic d’organes, qui plus est pour des greffes auxquelles la victime n’aurait pas eu droit. Que celle-ci soit de surcroît retrouvée dans une zone qui lui était interdite, cela complique les affaires. Quelque chose menace de se lézarder, il faut agir avant que la situation n’empire. Zem Sparak, qui jusque-là opérait seul, devra à son corps défendant non seulement travailler de pair avec Salia Malberg, mais se placer sous son autorité. Voilà, les forces en présence ont tout pour s’affronter et faire déraper l’enquête. Bien entendu, il en ira autrement, comme dans tout bon polar qui se respecte. Les chapitres sont courts, le rythme soutenu et les rebondissements ne manquent pas pour capter l’attention du lecteur.
Laurent Gaudé pose, dans ce roman, un regard à la fois lucide et inquiet sur le monde actuel en dénonçant le cynisme et la violence alimentée par l’appât du gain. Dans ce monde aux contours pour le moins inquiétants qu’il brosse sous nos yeux, où nul soleil ne brille, les gouvernements ont abdiqué et renoncé à exercer leurs responsabilités, les pays sont démembrés et livrés aux plus offrants, les citoyens sont devenus des « cilariés » (fusion parfaite du citoyen et du salarié), et leur condition relève davantage de l’esclavage. Les populations sont assignées à des zones protégées auxquelles elles ne peuvent déroger. Demeure l’évasion virtuelle, substitut de l’opium d’une autre époque mais tout aussi puissant, tandis que les drones continuent de survoler le ciel à l’extérieur. Un roman sombre et d’une redoutable efficacité.