Une seconde vie dans un monde virtuel, ça vous dirait ?
Julien Libérat a une vie assez quelconque. Sa petite amie vient de le larguer. Chaque semaine, il reçoit une notification lui indiquant que son « temps d’écran » a été supérieur à celui de la semaine précédente. Il est pianiste et professeur de piano, mais contrats et élèves sont rares. Il compose, mais ça n’aboutit à rien. Un jour – ou plutôt une nuit –, « entre deux posts insignifiants », il voit surgir sur son écran une pub qui ressemble à mille autres : « Connaissez-vous l’Antimonde ? Le seul jeu vidéo que vous allez préférer à vie ! » Les jeux vidéo, très peu pour lui. Mais celui-ci semble différent. N’ayant de toute façon rien de mieux à faire, il clique. Et découvre Heaven, l’Antimonde.
Qu’est-ce que l’Antimonde ? Une invention révolutionnaire qu’un visionnaire tyrannique appelé Adrien Sterner a mûrie pendant des années. Un jeu immersif qui reproduit la totalité du monde. Tous les pays, toutes les villes, toutes les rues, exactement tous les bâtiments de la planète s’y retrouvent, dans un réalisme parfait. On s’y crée un avatar, et on peut y vivre sa vie au quotidien, dans l’anonymat le plus complet. Le plus timide peut y devenir audacieux, le plus pauvre plus riche, le musicien le plus raté une star.
Julien se crée un compte, décide de s’installer à New York et comprend vite qu’il peut s’enrichir en investissant dans l’immobilier, car la plupart des terrains et bâtiments n’ont pas trouvé preneur, le jeu étant encore relativement nouveau. Il y rencontre Serge Gainsbourg, un PNJ (personnage non joueur) qui peut dialoguer avec lui avec une authenticité renversante : les concepteurs du jeu se sont servis de l’intelligence artificielle pour faire digérer à l’algorithme la totalité des écrits, interviews et chansons du compositeur afin qu’il puisse parler comme dans la vraie vie.
De temps à autre, Julien se fait proposer des défis… dont celui de commettre son premier assassinat. S’il accepte, son avatar deviendra mortel. Et s’il meurt, il ne pourra pas réintégrer le jeu. Qu’à cela ne tienne : on joue ou on ne joue pas ! Une fois la tâche accomplie, il n’a plus qu’à s’entourer de gardes du corps, à s’isoler et à vivre une vie de nabab grâce à ses transactions.
De temps à autre, il se déconnecte du jeu, pour revenir dans une vie réelle qui a de moins en moins d’attrait pour lui. « Désormais, il était devenu un geek. Un homme que la vie concrète rebutait. Un type qui se foutait des choses qui l’entouraient. Un possédé sur qui le monde n’avait plus de prise. »
C’est tout le contraire d’un éloge du Web 3.0 que nous fait ici Nathan Devers. C’est plutôt la description d’un monde qui oublie le sens de la vie, appâté par la facilité de l’artificiel. « Dommage quand même, pensa Julien. À supposer que les joueurs cachés derrière Sexyanna, Goldenheart, Bouledehaine et SuperBond008 se soient inscrits dans l’Antimonde pour les mêmes raisons que lui, certainement auraient-ils eu des choses à se dire s’ils avaient pu se réunir ailleurs que via une plateforme. » Mais voilà : dans l’Antimonde, l’anonymat est obligatoire. C’est ainsi que Julien, pauvre petit pianiste inconnu dans le vrai monde, devient une star internationale de la poésie dans l’Antimonde. Sa réputation est telle qu’on en parle aussi abondamment dans le monde réel… mais toujours sous son pseudonyme, que personne ne réussira jamais à percer. D’ailleurs, l’histoire ne finira pas bien pour Julien, ni pour le génie inventeur Adrien Sterner.
Devers nous livre donc ici une bonne réflexion – si pessimiste soit-elle – sur le potentiel du monde virtuel qui s’annonce à nous… ou, tout simplement, une allégorie de celui dans lequel certains d’entre nous vivent déjà.