Dans la vie, nous dit Boris Cyrulnik, il y a ceux qui tracent leur sillon dans la réalité de la matière, ce sont les laboureurs, ceux qui osent et qui créent, et il y a ceux qui répètent ce qu’on leur dit de répéter s’ils veulent profiter de la sécurité du groupe, ce sont les mangeurs de vent, les suiveurs. Ce clivage entre individus se fait dès la petite enfance, « dès les premiers 1 000 jours » de l’existence, dit l’auteur. Si, au cours de cette période, l’enfant souffre d’une carence affective due à l’incompétence « tutoriale » des parents ou à un événement extérieur perturbateur, il sera vulnérable aux attraits de tous les totalitarismes.
Ce mécanisme de développement de la personnalité individuelle, Cyrulnik l’applique également aux sociétés. Puisant dans son expérience personnelle d’enfant juif jeté dans le chaos de la guerre, il étaie sa démonstration sur la tragédie qui a frappé son peuple. Il rappelle que les Allemands, humiliés et soumis après la Grande Guerre à un régime économique qui rendait la vie difficilement supportable, furent amenés, par les circonstances, à croire en la surpuissance d’un sauveur qui leur promettait de restituer à leur pays sa dignité perdue en éliminant ceux qui avaient contribué à sa déchéance. Ils étaient devenus mangeurs de vent.
Ainsi, ayant abdiqué son libre arbitre pour suivre les directives du führer, un gardien de camp pouvait tout aussi bien se conduire avec une brutalité inhumaine pendant la journée et, le soir à la maison, être un père chérissant ses enfants et attentif à leurs besoins. Cette mise en suspension du jugement personnel, l’histoire nous en offre bien des exemples récents, par exemple dans les sectes qui ont pullulé depuis et dont la fin fut souvent tragique. Que l’on songe aux suicides collectifs des adeptes de Jim Jones au Guyana (1978) ou des membres de l’Ordre du temple solaire en Suisse et au Québec (1994), à la fin sanglante des adeptes de David Koresh à Waco, au Texas (1993), ou aux sévices atroces subis, au Québec, par les membres de la famille dirigée par Roch Thériault, qui se faisait appeler Moïse (de 1977 à 1989).
En gros, les propos de Boris Cyrulnik tournent autour de ce constat qu’un développement qui ne permet pas à l’enfant de se construire une identité forte dans les 1 000 premiers jours de son existence risque de l’amener à être la proie de tous les charlatanismes. Il revient constamment sur cette idée. En cela, son bouquin nous a paru un brin répétitif, d’autant que le concept, en lui-même, n’est pas très difficile à saisir. Par ailleurs, on aurait aimé que l’auteur nous dise comment concilier liberté de penser des individus et nécessité pour une société de se doter d’institutions et de règles auxquelles tout un chacun doit souscrire pour assurer sa cohérence et sa pérennité. Se pourrait-il qu’il n’y ait pas de laboureurs sans mangeurs de vent ?