Pierre Lemaitre fait cadeau à ses fans de deux œuvres écrites à près de quatre décennies de distance.
Le grand monde1, son dernier-né, est une saga familiale qui promène le lecteur de Beyrouth à Paris et à Saigon, à l’époque où l’empire français d’Orient jette ses derniers feux.
Nous sommes en 1948. Le couple Pelletier, établi au Liban, a quatre enfants. Le père a fait fortune dans la savonnerie et n’en est pas peu fier. Il aurait bien voulu léguer l’affaire à son aîné, Jean dit Bouboule, mais celui-ci a les mains pleines de pouces et n’a pas une once de génie du commandement. Après une année catastrophique comme cadre, il devra renoncer, revers aussi humiliant pour son père que pour lui. Il part refaire sa vie à Paris, avec une femme encore plus marrie que lui.
François, le second fils, était parti pour la même destination quelques années plus tôt afin d’étudier dans les grandes écoles… C’est du moins ce qu’il a affirmé à son paternel, alors que son ambition sera plutôt de se tailler une place dans le journalisme.
Étienne, le troisième, quittera lui aussi le giron familial, mais pour l’autre bout du monde : il part à Saigon retrouver son amoureux, Raymond, qui a rallié l’Indochine avec le corps expéditionnaire il y a quelques mois. Ce qui l’inquiète, c’est qu’il ne reçoit plus de lettres de lui depuis un bon bout de temps. En débarquant, Étienne devra tout apprendre d’un monde déroutant et exotique pour se mettre à la recherche de celui qu’il aime.
Quant à la petite dernière, Hélène, elle déchirera à son tour le cœur de sa mère en allant rejoindre ses deux frères à Paris. Son but est d’étudier aux Beaux-Arts, mais elle se rendra compte que, pour une femme, ce n’est pas aussi évident qu’elle le croyait.
Saigon ou la guerre du Viêt Nam des Français
Le lecteur se retrouve ainsi dans tout un échafaudage de récits individuels formant une trame dont les fils finiront par se croiser, mais le cœur du récit se trouve sans contredit dans le segment extrême-oriental : l’auteur nous plonge en effet avec un réalisme saisissant dans le Saigon de 1948. La guerre d’Indochine, c’est au fond la guerre du Viêt Nam, quinze ans plus tôt. L’ennemi est le même : le Viêt-cong, avec sa détermination à toute épreuve et ses techniques imparables de guérilla qui désarçonnent l’armée française, comme elles auront raison de l’américaine trois décennies plus tard. Sauf qu’en 1948, la France, elle, est sur place depuis près d’un siècle et cherche à tenir le fort pour y faire des affaires le plus longtemps possible – même si les plus lucides ne doutent pas que le temps leur est compté.
Le lecteur sait déjà que Raymond, celui qu’Étienne veut retrouver dans une quête désespérée, a connu une fin horrible après avoir été fait prisonnier, avec trois camarades, par une escouade impitoyable de l’ennemi. Comme un lourd secret pèse sur toutes les opérations militaires, Étienne mettra du temps à découvrir une vérité qui bouleversera sa vie.
Entre-temps, il découvre l’ambiance chaude de Saigon. Le Grand Monde est d’ailleurs le nom d’un immense établissement typique de l’endroit où se mêlent jeu, alcool, opium, prostitution, snobisme, affaires et simple détente dans le plus pur esprit de la décadence occidentale en Orient. Mais surtout, engagé à l’Agence des monnaies, Étienne constate avec stupeur le « trafic des piastres », stratagème orchestré par l’État français qui permet de faire fortune simplement en jouant sur le taux de change artificiellement maintenu entre le franc et la piastre indochinoise. Lorsque Étienne se rend compte en plus que le Viêt-cong profite de cette combine pour financer ses activités, donc que la France nourrit son propre ennemi, il tentera d’alerter son frère journaliste à Paris. Mais les ennemis sans scrupules seront nombreux à lui mettre des bâtons dans les roues…
C’est un roman de près de 600 pages qui tient en haleine, à la fois pour la richesse des personnages, le rythme de l’intrigue et la précision des descriptions. En effet, on découvre avec Étienne, comme si on y était, tout un univers aujourd’hui disparu, avec son climat étouffant, ses pluies diluviennes, ce contraste entre l’occupant occidental et le petit peuple de la Cochinchine, cette ambiance à la fois insouciante et décadente, plombée par un ennemi invisible, omniprésent et sans merci, la bureaucratie typiquement française à 10 000 kilomètres de Paris…
Pendant ce temps, à Paris…
En parallèle, avec François, on découvre à Paris le monde fascinant de la presse de l’après-guerre : sous le pseudonyme du Journal du soir, Lemaitre nous rend témoins des procédés qui ont fait le succès à cette époque de France-Soir, ce journal qui a révolutionné le monde de la presse en comptant uniquement sur ses abonnés et sur la publicité pour se financer, et qui a inauguré la formule, devenue classique depuis, du sensationnalisme pour augmenter son tirage.
Les personnages ont tous leur profondeur psychologique. Mention spéciale ici au couple Jean/Geneviève, la seconde affichant une ambition sans vergogne et une habileté remarquable pour humilier et instrumentaliser sa loque de mari, lequel trouve son exutoire en commettant ici et là des assassinats, ni vu ni connu… ou presque ?
Hélène, le quatrième enfant Pelletier, est un personnage tout aussi solide et profond, quoique moins présent : l’auteur indique en entrevue qu’elle prendra son essor dans la suite de la tétralogie dont Le grand monde ne constitue que le premier tome.
Le polar d’avant les polars
Dans l’avant-propos du Serpent majuscule2, Lemaitre raconte que ses lecteurs lui demandent souvent quand il reviendra au polar. « Je réponds généralement que c’est peu probable, manière de dire que j’en suis tout à fait certain. » Mais son désir de répondre à l’appétit de son lectorat trouve une issue dans un manuscrit datant de 1985 et resté inédit. C’est au fond son premier roman. Il le relit, le juge publiable moyennant quelques retouches – qu’il se fait un point d’honneur de maintenir au minimum – et voilà qu’Albin Michel concrétise le projet.
Mathilde est une vieille dame « petite, large et lourde » que personne ne soupçonnerait de manier l’arme à feu avec autant d’expertise et de sang-froid. De ce fait, elle constitue elle-même l’arme secrète d’Henri, qui fait profession de prendre et de faire exécuter des commandes visant à envoyer « dans la sciure » tel ou tel « client ». Ils font équipe depuis plus de 40 ans, mais ne se voient pratiquement jamais, car ils vivent dans un monde où la prudence doit être poussée à l’extrême. Ils se sont connus il y a bien longtemps, au sein de la Résistance. Une idylle s’est formée, mais l’après-guerre a tout changé. Mathilde, quatre décennies plus tard, n’a toujours pas renoncé à son Henri. Ce sentiment est partagé, elle en est sûre.
Or, après toute une vie de services sans bavure, Mathilde commence à prendre des initiatives qui déplaisent à Henri, « un homme de soixante-dix ans, de cette vieillesse sèche, un peu aride, qu’on trouve chez les égoïstes, les obsessionnels, mais aussi chez les êtres qui ont traversé de nombreuses épreuves et qui en sont sortis aguerris ». Mais la confiance ne peut connaître aucune faille dans ce métier. Henri n’irait pas jusqu’à se débarrasser de sa vieille amie et amoureuse de toujours, quand même… ?
Est-il possible de lire ce roman, en sachant que c’est le premier de l’auteur, sans chercher ses aspérités par rapport au dernier-né de l’écrivain accompli ? Sans doute non. Mais à tous les coups, le lecteur ne sera pas déçu. Aguerri, il remarquera quelques légers clichés, et peut-être aussi un ton désinvolte qui a un peu vieilli : la légèreté des années 1980 n’est plus de mise dans le monde tragique d’aujourd’hui, et l’humour noir n’a d’ailleurs plus rien d’avant-gardiste. Au-delà de cela, il faut le dire, le jeune auteur maîtrise déjà le genre. Le personnage de Mathilde est original et les personnages secondaires bien campés. L’intrigue se déroule rondement avec un suspense final (sans sacrifier cette désinvolture post-soixante-huitarde, rappelons-le) efficace. Les détails sont suffisants pour nous intéresser à l’univers des personnages sans jamais nous étouffer. Personnages variés et caractéristiques, description concrète des techniques de crime et d’enquête, dessins et desseins psychologiques, tout est là.
Une saga
Le grand monde inaugure une tétralogie couvrant l’essentiel des « trente glorieuses », laquelle fait elle-même suite à une trilogie portant sur l’entre-deux-guerres qui sera suivie d’une autre trilogie. On côtoiera ainsi les personnages et leurs descendants sur une dizaine de volumes. On ne peut qu’imaginer le travail colossal que représente une telle entreprise. En entrevue, l’auteur confie notamment que les 600 pages du Grand monde s’appuient sur 600 autres pages de notes qu’il a prises en parallèle, d’une part pour préserver la cohérence et suivre toutes les ramifications de cette histoire complexe qui s’étend sur plus d’un demi-siècle, mais aussi, entre autres, pour retenir l’essentiel de ce que lui ont appris ses nombreuses lectures sur tous les aspects de l’Indochine française, depuis les plus simples détails du quotidien jusqu’au mécanisme de la fameuse combine des piastres… On ne peut que souhaiter à l’auteur tout le souffle nécessaire pour mener à bien cette œuvre impressionnante.
1. Le grand monde, Calmann Lévy, Paris, 2022, 586 p.; 34,95 $.
2. Le serpent majuscule, Albin Michel, Paris, 2021, 329 p.; 32,95 $.
EXTRAITS
Mme Pelletier aimait à faire à son mari la réputation d’un homme infidèle. Cela devait la flatter.
Le grand monde, p. 17.
Jean se tenait les mains. « Une boule d’angoisse », voilà à quoi il ressemble, pensa Hélène. Ce constat la bouleversa. Elle n’avait jamais connu son frère autrement que malheureux, gêné, transpirant, elle eut un élan de pitié, remonta les deux marches, lâcha sa valise et le prit dans ses bras.
Le grand monde, p. 277.
Comme toujours, il écrivait dans sa tête. Il avait souvent pensé ses articles, conçu mentalement ses phrases, des paragraphes entiers qu’il n’avait plus ensuite qu’à coucher sur le papier, il avait la réputation de rédiger rapidement parce qu’il pensait beaucoup avant de se mettre au travail.
Le grand monde, p. 504.
L’effet positif de la colère, c’est que ça vous éloigne des morosités quotidiennes, c’est comme une parenthèse de vie dans l’océan des emmerdements.
Le serpent majuscule, p. 130.
Le problème, avec ces gars-là, Henri, c’est que souvent, ils sous-estiment la cible. Une vieille bonne femme comme moi, il a pensé qu’il n’en ferait qu’une bouchée. C’est l’erreur classique. Vous avez de drôles d’idées sur les femmes. Surtout les vieilles.
Le serpent majuscule, p. 247.
Mathilde rit toute seule. Elle repense aux quatre corps allongés dans la fourgonnette qui gît dans la Garonne. Il y a qui, déjà ? Le type que lui a envoyé Henri, non ! Les deux types que lui a envoyés Henri ! Il y a Henri lui-même, mais elle ne voit plus qui est le quatrième, ça va lui revenir.
Le serpent majuscule, p. 322.