J’écris pour tenter d’appréhender le grand mystère de la vie. Dans un désir irrépressible de saisir le monde tout en l’embrassant, je cherche un ordre dans le grand désordre des astres. La plume à la main, je me sens aspiré par le vide cosmique. Le ciel, éclairé de mille feux, envahit l’espace.
La terre, pourtant, me retient comme un aimant. Bien ancré sur ma chaise, je reviens donc à notre planète.
J’en arpente les monts, les vals, les forêts. Je m’affaire à sonder l’immense étendue de nos racines. Une vie ne me suffira pas : la terre est vaste, l’horizon, inaccessible et le silence, vertigineux.
Qu’est-ce que cela signifie qu’être humain ? Espérant l’improbable révélation, je reste immobile, silencieux, aux aguets, tous les sens en alerte. L’éblouissement, cependant, ne vient pas, comme s’il ne pouvait surgir dans l’attente. Je devrai lui forcer la main, comme le fait un romancier en inventant, puis en laissant vivre, ses personnages. Mais par où faut-il commencer ma quête ? Tout autour de moi, il y a le ciel muet. Plus près, comme un écran, je vois des champs, des bois, des rivières, des animaux, « toutes choses inutiles », comme l’écrivait Paul Morand.
Des choses bien inutiles… J’aurais dû y penser plus tôt. C’est par ces éléments a priori futiles, sans objet apparent, que j’aurais dû débuter. Toutes les civilisations de la planète n’ont-elles pas commencé par là ? Le monde animé, le fétiche tutélaire, l’animal des songes : femme-poisson et femme-faucon, homme-grenouille, homme-léopard… homme-singe !
Je n’ai pourtant même pas lu L’origine des espèces1 de Charles Darwin. Pour quelqu’un qui, comme moi, aime à se réclamer de la biologie, c’est plutôt embarrassant. C’est un peu comme si un théologien de la chrétienté avouait n’avoir jamais lu la Bible. Certes, cela ne signifie pas pour autant que ce que l’on trouve dans l’ouvrage du grand naturaliste anglais me soit totalement inconnu. Parmi tout ce que j’ai feuilleté dans ma vie, je ne compte plus les manuels didactiques, les périodiques scientifiques, les articles de vulgarisation qui y faisaient référence. Je me suis passionné, adolescent, pour les récits d’éthologues comme Karl von Frisch, Konrad Lorenz et Jean-Henri Fabre. Plus tard, je me suis intéressé aux écrits des néo-darwiniens, de la théorie neutraliste de l’évolution à celle des équilibres ponctués, de la sociobiologie au néo-lamarckisme, sans oublier tout ce qui concerne la sélection culturelle. Comptes rendus éclairants sur l’œuvre, jugements critiques, mises au point, précisions, amendements ; apologies et dénonciations : bientôt, j’en vins presque à prétendre que la science de l’évolution n’avait plus aucun secret pour moi. Pourtant, je n’ai jamais lu L’origine des espèces !
On me répliquera que cela n’est pas bien grave. Pourquoi chercher chez un naturaliste un quelconque éclairage sur notre existence quand tant de grands hommes et de femmes admirables, théologiens, philosophes, sociologues, anthropologues ont eu à ce sujet des commentaires édifiants ? Même si je n’arrive plus à me concevoir sans cette part de biologiste en moi, peut-être par la faute de ces grands lacs aux eaux sombres de la forêt boréale qui ont forgé mon identité – goût de l’eau, odeur de sapinière, plainte du huard à collier, et ces becs-scies qui vont à la queue leu leu, les gamineries de la loutre, un orignal qui s’ébroue, des herbes plein la gueule –, ne puis-je pas me satisfaire de Henry David Thoreau ou de Robert Lalonde ?
D’ailleurs, s’agit-il bien de littérature que ce pavé dans la mare qu’a jeté Darwin ? Je n’entrerai pas ici dans des débats esthétiques ou moraux où je ne saurais que me ridiculiser. Admettons tout de même ceci : comme dans les plus grandes œuvres de fiction – car nous savons tous qu’il n’y a pas que la raison pour nous aider à saisir le monde : il y a aussi le son, le rythme, la rime, et la palette, la texture, le motif, la ligne des pinceaux –, on trouve dans le livre de Darwin, du moins selon ce que je retiens des commentaires de ceux et celles qui l’ont lu, un certain nombre d’intuitions particulièrement remarquables sur ce que c’est, fondamentalement, qu’être humain.
Darwin, pourtant, aura longuement hésité à appliquer la théorie de l’évolution au domaine des comportements humains. Il finira même par retirer de son livre tout ce qui faisait mention de façon trop explicite à notre propre évolution. Sans doute tenait-il à sa peau. Il ne souhaitait pas finir au bout d’une corde, lynché par une foule en colère : certaines vérités, trop lourdes de sens, sont difficiles à entendre. Cependant, il aura beau être resté évasif, on aura vite compris certaines implications de son œuvre : il suffit pour cela de jeter un coup d’œil à toutes ces caricatures qui le dépeignent avec un corps de singe… L’être humain tombait de haut !
Il s’est relevé depuis en tentant d’oublier qu’il appartient à la communauté animale, d’autres diraient en niant sa nature animale. Vacillant, chancelant, mais toujours debout, avec la fierté obstinée de celui qui ne veut surtout pas se laisser arrêter, il marche droit devant : un cheval fourbu ne finit-il pas par accepter ses ornières et devenir complètement angoissé lorsqu’on les lui enlève ? Il est toujours rassurant de se trouver devant une route rectiligne, même si c’est la courbe qui nous habite : on préfère souvent ne pas trop savoir ce qu’il y a en nous, ce qui motive nos actes, de quel bois on est fait.
Il est pourtant certaines évidences. L’air qui m’entoure ne se trouve pas à l’extérieur de moi : il est en moi et je suis donc fait de l’air que je respire comme cet air est issu de moi. L’eau dans laquelle je me détends en nageant quelques brasses fait partie de la moindre de mes cellules ; je suis constitué de l’eau que je bois et, quand y déferle une marée noire, elle se déverse en moi. Mais l’animal ? Et la raison à laquelle nous nous accrochons pour pouvoir mieux nous en distinguer ? La drôle de bête qui fut notre ancêtre, anthropopithèque, australopithèque ou pithécanthrope, en arborait-elle déjà les commencements, de premiers balbutiements ?
Cette éventualité entraîne à sa suite un certain nombre de questionnements qui sont parmi ceux qu’il nous plaît de qualifier de fondamentaux. Si même la raison n’est pas étrangère à ma nature animale, d’où provient – si elle existe – ma liberté ? Il nous a plu de croire que c’était la raison qui faisait de nous des êtres libres – délivrés de nos pulsions, de nos envies, de nos désirs –, que c’est d’elle que dépendait un libre arbitre inséparable, depuis saint Augustin, de la volonté. Pourtant, il y a aussi, chez les grands singes, prohibition de l’inceste, et si certains d’entre eux assassinent leurs semblables, il serait difficile de prétendre qu’ils le font dans l’indifférence générale. Faudrait-il porter un peu plus d’attention à nos cousins animaux pour mieux saisir ce que signifie qu’être libre ? La liberté humaine, plus que jamais, est insaisissable.
On jugera peut-être que je m’éloigne ici un peu trop du livre de Darwin. Après tout, si je ne m’abuse, celui-ci n’a jamais abordé de plein front, ni même de biais, la question de la liberté. Tel n’était pas son propos. Mais quel était-il ? Qu’en sais-je : je ne l’ai pas lu ! Tout ce que je peux en dire, c’est ce qu’en ont dit d’autres que moi ; ou ce que j’aimerais y découvrir le jour où je me déciderai à le lire…
J’espère bien sûr y trouver des arguments pour réfuter l’opinion trop largement répandue selon laquelle la théorie de l’évolution par sélection naturelle est une apologie de la « loi du plus fort ». Comme s’il n’y avait pas également, dans cette théorie, la loi de celui qui court le plus vite, qui est parfois un redoutable prédateur, mais est aussi, à l’occasion, un incorrigible poltron ; la loi de l’expert en guet-apens, mais aussi de celui qui découvre le meilleur refuge pour se protéger ; la loi du plus visible, du m’as-tu-vu, ou de son contraire, celui qui sait se camoufler ou se faire tout petit pour ne pas être repéré ; et leurs multiples versions sans cesse remaniées : loi du plus gros, du plus petit, du plus long, du plus court, du pressé, de l’attentif… Ne serait-ce pas d’un hommage à la diversité, finalement, qu’il s’agit ? Plus encore que les sociologues ou les anthropologues, les biologistes l’ont compris : la mère de l’adaptation, c’est la diversité. Cultivons nos différences, soignons nos particularités, accordons du prix à ce qui nous distingue les uns des autres. Si nous voulons survivre, préservons cette diversité qui est la nôtre !
Si la théorie de l’évolution est un hommage à la diversité, elle pourrait bien être de surcroît, malgré ce que certains ont voulu nous faire croire pour leur propre bénéfice, un hommage au « vivre ensemble ». Partout, les êtres vivants coopèrent. Dans tous les lieux, par tous les temps, ils se partagent la planète et ses ressources en s’appuyant mutuellement : des plantes et des bactéries s’associent au sein de symbioses rhizobiennes ; des algues et des champignons s’unissent pour former des lichens. Leur relation est parfois si intime que même muni du plus puissant microscope électronique, on peine à distinguer à qui appartient telle ou telle cellule. « Je ne sais pas où tu commences, tu ne sais pas où je finis », chantait Moustaki dans ce qui aurait bien pu être une célébration de la symbiose mycorhizienne. Trop souvent, nous n’envisageons l’interdépendance des êtres vivants qu’en songeant à la chaîne alimentaire où les uns se nourrissent aux dépens des autres. Avons-nous pourtant bien saisi toutes les implications du fait que c’est à l’abeille que de nombreuses espèces de plantes ont confié la réussite de leur propre reproduction ? Les voilà à présent partenaires inséparables d’un processus de coévolution. Est-ce là le résultat d’une lutte acharnée pour survivre ? Ou bien simplement le fruit du hasard ? Darwin penchait plutôt, semble-t-il, pour la première explication ; mais son œuvre n’a pas totalement fermé la porte à la deuxième : il se pourrait même que hasard et sélection naturelle agissent bien souvent de concert. J’ai encore le privilège de pouvoir me dire que je jouis d’un certain espace de liberté, tout en étant soumis aux aléas de l’existence.
1. Charles Darwin, On the origin of species by means of natural selection, or the preservation of favoured races in the struggle for life, John Murray, Londres, 1859.
EXTRAIT
« Où s’arrêteront les magnificences de l’Hippodrome ? On y parle de l’engagement du célèbre Darwin qui viendrait fournir la preuve de sa généalogie en exhibant l’agilité prestigieuse qu’il tient de ses aïeux (les singes). – M. Littré, qui partage la foi et les ancêtres du savant anglais, le seconderait dans ses exercices. » (J.-L. Charmet)