Les révolutions (je dirais plutôt « révoltes ») qui ont récemment secoué le monde arabo-musulman ont donné lieu à une quantité impressionnante de publications. Parmi elles, le petit ouvrage de Tahar Ben Jelloun se démarque en ce qu’il remet d’abord en question le lieu commun du silence des intellectuels arabes, alors qu’ils prirent, au cours des dernières décennies, de vrais risques. Sans être originale, la contribution de l’écrivain marocain permet au néophyte d’identifier les ressemblances et les différences entre les régimes et les personnalités dont la chute a littéralement pris par surprise tout autant les dictateurs eux-mêmes que les analystes occidentaux. Si Ben Ali, Moubarak, Saleh ou Kadhafi se rejoignent par leur narcissisme et leur paranoïa, les modalités de leur auto-déification prennent cependant des couleurs distinctes qui s’expliquent par des tissus historiques, sociodémographiques, religieux et économiques très singuliers, dont les mailles sont travaillées par les puissances étrangères qui n’ont jamais hésité à soutenir la corruption, le chantage, la brutalité et la cruauté.
Ben Jelloun a en partie raison : ces révolutions marquent par leur caractère spontané et improvisé ainsi que par l’importance d’Internet. Mais cela ne doit pas nous faire oublier que l’auto-immolation de Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010, ne met le feu aux poudres que parce qu’elle se fait sur le fond de décennies d’humiliations. Dans ce contexte, la nouveauté de ce Printemps arabe, selon Ben Jelloun, tient au fait qu’il n’a pas eu de leader ou de chef et que c’est finalement un véritable mouvement collectif signant la défaite de l’islamisme et la décision par les Arabes de ne plus s’appuyer sur la haine de l’Occidental. Savoir si on peut en parler comme d’une « révolution naturelle » et si cette dernière conduira à une véritable libération, voilà un sujet qui demande discussion.
Un point extrêmement fort de l’ouvrage de Ben Jelloun est que les personnes assassinées par les dictatures portent un nom et ne sombrent pas dans l’anonymat massif des peuples. Cela dit, Ben Jelloun cède à quelques lieux communs, dont celui selon lequel les révoltes des pays arabes auraient été essentiellement rendues possibles par les nouveaux réseaux sociaux. Les choses sont moins simples, les Frères musulmans ne pouvant être confondus avec les Flintstones et les pouvoirs sachant eux aussi utiliser la technologie. Bref, je ne crois pas, comme le veut la blague qui circulerait en Égypte, que Moubarak ait été « tué par Facebook ».
Le Printemps arabe débouchera-t-il sur une véritable libération ? Il est permis d’en douter, du moins à court terme, hormis pour la Tunisie, et encore. J’oserais dire que je suis moins optimiste que Ben Jelloun. Les exemples du Yémen, de la Syrie et de la Libye nous donnent en tout cas à réfléchir.