Nouvelliste reconnue et maintes fois primée au Canada anglais, l’autrice s’est retrouvée sans surprise sur la liste de nombreux prix littéraires avec son dernier recueil de nouvelles, dont ceux du Gouverneur général, le Giller Prize, le Trillium Book Award et le Toronto Book Award.
Les dix histoires réunies dans Dernière heure font écho aux toiles d’Alex Colville, tant pour l’aspect calme et parfois inquiétant qui se dégage de ses tableaux que pour le réalisme de ses compositions, qui rappellent également l’univers d’Edward Hopper. Chez l’un comme chez l’autre, la fragilité qui émane des silhouettes nous reste en mémoire, et il en est de même des personnages des nouvelles de K. D. Miller, qui continuent de nous habiter longtemps après que l’on ait refermé le recueil. S’ils nous apparaissent d’abord posséder une certaine force et être animés d’un stoïcisme inébranlable, les traces d’anciennes blessures se révèlent peu à peu et nous les rendent d’autant plus attachants. Certains personnages se retrouvent d’une nouvelle à l’autre, ce qui accentue l’impression d’accompagnement, d’écho, voire d’intimité qui se dégage à la lecture.
Le recueil s’ouvre sur l’histoire d’un homme, veuf depuis plusieurs années, qui se rend chaque mois se recueillir sur la tombe de sa femme. Il se remémore sa vie de couple, ni totalement heureuse, ni totalement malheureuse, les demi-teintes prévalant dans l’univers de Miller. Après avoir lu un article dans un journal local, une question prend peu à peu forme dans son esprit : souhaiterait-il être enterré auprès de sa femme, enlacés l’un à l’autre, pour renaître à la vie éternelle lorsque la dernière trompette retentira ? Solitude, fidélité, intégrité du sentiment amoureux imprègnent ses souvenirs et alimentent ses réflexions existentielles, jusqu’à ce qu’un jeune garçon vienne profaner la mémoire de la disparue, comme un rappel que la vie doit suivre son cours. Bien entendu, je laisse au lecteur le plaisir d’en découvrir l’issue.
Des personnages d’écrivain et de peintre reviennent d’un texte à l’autre. Dans l’une des nouvelles, K. D. Miller nous livre une histoire en abyme mettant en scène une écrivaine au faîte de sa carrière qui se retrouve finaliste à un prestigieux prix littéraire. L’insertion de scènes érotiques d’un couple sexagénaire a concouru à ce que son roman soit retenu pour ce prix. Avec un humour parfois mordant, Miller nous entraîne ici dans les coulisses des prix littéraires. La sexualité, voire l’érotisme, sont des thèmes récurrents dans le recueil, et ils sont toujours abordés avec délicatesse en soutien au propos de la nouvelle, jamais gratuitement, mais comme une composante essentielle de la complexité humaine. Miller nous fait chaque fois pénétrer dans la psyché de ses personnages par petits traits, touche par touche, comme s’ils se révélaient à elle en même temps qu’ils se livrent au lecteur, d’où cette impression d’intimité qui émane à la lecture.
Les récits se déroulent souvent en alternance d’histoires qui prennent forme dans des époques et des lieux parfois différents, comme si Miller nous racontait deux tableaux distincts dont elle imagine ce qui pourrait advenir si elle les fusionnait. « La partie est finie » relate ainsi l’histoire de deux jeunes filles, dont l’une a été violée, et celle d’un couple composé d’un écrivain raté et de son épouse qui pourvoit à tous les besoins de la famille jusqu’au jour où elle le met au pied du mur : ou bien il termine son roman, ou bien il trouve du travail. L’incommunicabilité au sein du couple, la crainte de l’échec et les souvenirs douloureux qui hantent parfois les personnages tout au long de leur vie sont également des thèmes récurrents dans ce recueil.
Maîtrise incontestable du récit, habileté à créer des atmosphères, à mettre en scène des personnages complexes face à leur destin, tantôt avec bonheur et tantôt dans la détresse, le tout avec humour et parfois une pointe d’ironie, telles sont les qualités que sait mettre à profit K. D. Miller dans ce magnifique recueil de nouvelles.