Sans doute les Premières Nations qui habitent le territoire de l’Outaouais depuis des millénaires avaient leurs récits poétiques. Et, dès le XVIIe siècle, les rivières de l’Outaouais, servant de voie aux explorateurs, coureurs de bois et draveurs, ont retenti des chants des pagayeurs.
Notre propos, ici, se veut d’abord un survol de l’écriture poétique qui se manifeste par la publication, principalement à partir du milieu du XXe siècle. S’y joindra un témoignage des explorations scéniques des arts littéraires qui habitent les scènes depuis les dernières décennies.
Pendant la période de 1900 à 1950, on note une activité littéraire intense dans la région Hull-Ottawa, révélée par la publication de 42 œuvres de poésie1. L’œuvre majeure de cette période est sans aucun doute celle d’Antonio Desjardins. L’éditeur et auteur André Couture nous a fait connaître cette œuvre dans l’ouvrage Les doux fantômes d’un grand regret. La vie et l’œuvre d’Antonio Desjardins (1894-1953). Rare auteur d’avant-garde pour son époque et son milieu, il innove par la forme et la présentation de ses poèmes : lecture de bas en haut, calligrammes et invention de mots aux sonorités étrangères (Tsing tsing tsing, Lahilo Lahilo, etc.). Son œuvre est constituée du recueil Crépuscules, publié en 1924, et d’un inédit, Walt Whitman. Dans la préface de l’ouvrage de Couture, André Gaulin écrit au sujet du recueil Crépuscules : « Depuis Nelligan, rarement la poésie québécoise n’avait atteint une telle musicalité, un pareil jeu de la couleur, une telle attention affirmée au ‘je’ qui écrit ».
Bref extrait du recueil Crépuscules :
Au fil du soir
Les camées pâles de ses jeux d’ombres
Où l’on croit voirUne tête s’effacer et dont les yeux seraient
Les doux fantômes
D’un grand regret2
Rappelons aussi de cette période les noms de Jeannine Bélanger, Jeanne-Louise Branda et Clara Lanctôt, parmi les femmes poètes d’avant 1950.
Pendant quelques décennies, la poésie se fait discrète en Outaouais. Retenons cependant Mémoires pour l’exil des souvenances d’André Couture (1967). Ce dernier fonde les éditions Asticou, en 1975, et, dans sa collection « Poètes de l’Outaouais », publie de 1976 à 1981 les poètes Serge Dion, Madeleine Leblanc, Jacques Michaud, André Duhaime, Stéphane-Albert Boulais, Aline Giroux et Mireille Vallée. Dans une analyse de l’ensemble des titres publiés, Jacques Michaud relève les thèmes communs suivants : « L’amour, partout et jamais pareil ; Du côté de l’infini ; Retrouver la mère et continuer le fils ; Il faut déjà habiter le pays ; L’Outaouais qui cherche à se dire3 ». De ces poètes, deux œuvres poétiques retiennent l’attention, celle d’André Duhaime et celle de Serge Dion (1954-2013).
André Duhaime est un pionnier du haïku au Québec et par son écriture, et par ses initiatives pour encourager cette forme d’écriture. Dès 1981, il publie le premier de plusieurs recueils de haïkus, puis en 1990 un recueil de tankas. Ses poèmes seront traduits en plusieurs langues, reproduits en divers manuels scolaires et adaptés au théâtre. La direction d’anthologies et de collectifs le fait sortir de l’écriture solitaire et l’amène à stimuler les gens à écrire et à les encourager à publier.
Serge Dion a publié trois recueils aux éditions Asticou, de 1976 à 1980 : Mon pays a la chaleur et l’hiver faciles ; Décors d’amour, précédé de Aubes mortes ; Océane ou les Asperges du matin ; et des textes dans divers collectifs. Il est aussi à retenir pour son apport majeur au développement des institutions littéraires en Outaouais. D’abord, en 1978, un important récital de poésie accompagné d’un cahier-souvenir regroupant les textes récités, La nuit des fous, marque le regroupement des écrivains et écrivaines de l’Outaouais et leur volonté de dire la poésie.
Je veux remonter le mot
jusqu’à ses sources embryonnaires
Connaître le son impromptu
de son premier cri
[…]
Vous parler de la naissance de ces mots
que je vous crie de ma table4
En 1979, sous le leadership de Serge Dion, sont fondés l’Association des auteurs de l’Outaouais, dont il est le premier président, et le Salon du livre de l’Outaouais, avec entre autres Jacques Poirier. Une étroite collaboration établie entre l’Association des auteurs et le Salon permet la diffusion des titres et de la parole des écrivains et écrivaines de l’Outaouais.
En ce qui concerne l’édition en Outaouais, en plus des éditions Asticou, qui ont cessé leurs activités en 1990, notons le travail fait par Pierre Bernier et ses éditions Écrits des Hautes-Terres, de 1997 à 2008, et les éditions Neige-Galerie qui, de 2013 à 2019, ont publié des livres jumelant arts et littérature (dont ceux de Christian Quesnel, D-Track et Amélie Prévost). Depuis, quelques maisons d’édition naissent et tendent à faire leur place, comme La Note verte, située à Maniwaki, et L’Empreinte du Passant, qui se voue à la transmission des témoignages, principalement des membres de la diaspora afrodescendante.
Maints poètes habitant l’Outaouais seront publiés au fil des ans par des maisons d’édition hors de la région, soulignons entre autres Clara Lagacé (En cale sèche, David, 2017), Marjolaine Beauchamp (M.I.L.F., Somme toute, 2018), Guy Jean (Une autre fois déjà, Écrits des Forges, 2018), Stefan Psenak (Certains soirs de catastrophe, Prise de parole, 2019), Michel Côté (La condition des matins, Le Noroît, 2020), Tania Langlais (Pendant que Perceval tombait, Les Herbes rouges, 2020) et, plus récemment, Madeleine Lefebvre (On sera pas éternels alors soyons lents, du Quartz, 2021) et Mikael Gravelle (Marelle et discorde, Hashtag, 2021).
Arts littéraires en scène
Les entretiens et les spectacles de poésie ont été multiples depuis 1978, dont quelques-uns dans la langue des communautés d’immigrants avec traduction en français. Nommons entre autres les « Soupers littéraires » animés par Julie Huard, directrice de collectifs de poésie dont les reportages à Radio-Canada ont fait connaître la littérature de l’Outaouais. D’ailleurs, plusieurs médias ont été des porte-voix pour les activités littéraires de la région, notamment les défunts magazines Zone et Voir. En 2022, des magazines en ligne reprennent le flambeau, comme Le Pressoir qui met en valeur la production culturelle locale, dont celle des arts littéraires.
Rappelons au passage « Les lundis de la poésie » fondés et animés par Lise Careau, qui ont eu lieu à Hull de 1998 à 2008. Y ont été invités les poètes de l’Outaouais, de l’Ontario, du Québec, et même à l’occasion d’Europe. Cet espace a servi d’initiation à la poésie auprès de ses auditoires et fut pour plusieurs une incitation à l’écriture poétique. Dès 2008, cette activité sera remplacée par les soirées de slam, mises en place d’abord par l’Association des auteurs et auteures de l’Outaouais, puis par le collectif SlamOutaouais, sous la direction de Pierre Cadieux. Ces soirées se sont tenues en alternance à la Maison des auteurs et au café-bistro Le Troquet, où elles s’installent pour de bon. Elles attirent de nouveaux auditoires et permettent aux artistes de l’Outaouais de représenter la région à l’international. Nommons entre autres les champions et championnes : Marjolaine Beauchamp, Guy Perreault, David Dufour, Diane Bouchard et Louise Nathalie Boucher. Annie St-Jean est à la barre de ce collectif qui fait vivre la poésie orale année après année, y conviant jeunes poètes en herbe et grand public.
Un Festival des écrivains bilingue est né à Wakefield, au printemps 2013, pour porter le talent d’auteurs francophones, anglophones, membres de minorités ethniques et autochtones locaux et nationaux. Il se tient annuellement depuis, présentant une riche programmation conçue autour de questions contemporaines essentielles, portées par une poignée de passionnés, sous la direction d’Hélène Giroux.
En 2016 prenait forme Joual de Bataille, « collectif pour faire shiner l’oralité » fondé par Alexandre Deschênes et Benoit Legros. Réunissant dès ses débuts une douzaine d’autres poètes de l’oralité, dans un souhait de reconnaître que « leur langue sale et leur culture bâtarde étaient bonnes pour l’art », ce collectif offre des spectacles, soirées micro ouvert, happenings et expositions multiartistiques. Le blogue de Joual de Bataille publie des œuvres qui témoignent de la langue portée par ces artistes. Soulignons l’abondante contribution de Benoit Legros avec ses textes ancrés dans le territoire.
Géopoétique d’une évidence
de pays couraillé
Géoérotique de rivières
qui mouillent tes petites culottes
le nomos pis le topos
qui fouraillent dans ma yeule
que je te donne gratiss
dans tes oreilles qui dansentparce qu’il n’y a de vrai que ce que j’ai foulé
touché de mes mains
que ce que j’ai goûté
l’eau des érables de Masham
et la cyprine des filles que j’ai connues5
Ne laissons pas sous silence le travail remarquable de Transistor Média, boîte de production de balados fondée en 2018 par Steven Boivin et Julien Morissette. Ces derniers ont aussi mis en place, en 2017, le Festival de la radio numérique, qui met de l’avant des fictions, des documentaires, et des créations sonores, humoristiques et théâtrales. Plusieurs des productions de Transistor Média, composée maintenant d’une équipe élargie, flirtent avec les arts littéraires, dont Quelqu’une d’immortelle, documentaire poétique qui explore la façon de raconter une mort ordinaire. Transistor Média inspire sans contredit les jeunes créateurs et créatrices en arts sonores de notre région, que ce soit Clara Lagacé avec son balado Les envolées, créé en collaboration avec Simon Coovi-Sirois, l’installation sonore courroux courroux de Marc A. Reinhardt (L’Oie de Cravan), ou d’autres encore.
Dans un autre ordre d’idées, davantage porté par son énergie théâtrale et dans une volonté de traverser la période de confinement en l’immortalisant par la création, un groupe de jeunes dramaturges a créé en mars 2020 le collectif Les Frivoles, qui écrit et réalise des initiatives artistiques visant à démocratiser l’accès à l’art, toujours en se souciant du monde de demain. Emmanuelle Gingras a rallié une dizaine d’artistes autour d’elle, dont sa codirectrice Clémence Roy-Darisse.
Incitée par l’engouement pour les arts littéraires observé tant chez les artistes que chez le public, la Corporation du Salon du livre de l’Outaouais lançait, en septembre 2020, la première programmation de la Maison des arts littéraires. Dans cette maison nomade habitant le territoire de Gatineau, les arts littéraires mettent à l’avant-plan la rencontre du public avec la création littéraire et ses artistes, mais aussi entre les disciplines, en souhaitant contribuer à la rétention des artistes d’une diversité de profils. La douzaine d’activités diffusées annuellement y sont conçues en collaboration avec des partenaires régionaux et d’ailleurs. Contes contemporains numériques, installations, spectacles littéraires diffusés ou produits localement investissent les salles de spectacles, devantures de restaurants, parcs, quais et centres culturels.
Si le conte avait bonne figure pendant des années en Outaouais, bénéficiant tour à tour des Contes nomades, des Contes du mardi et des Contes à la brunante, il a été bien timide au fil de la dernière décennie1. Après avoir souffert de l’absence d’une scène structurée et engagée, cet art tend à reprendre son souffle avec l’arrivée de la Maison des arts littéraires et de partenaires locaux comme L’Avant-première, DAÏMÔN et la Ville de Gatineau, qui contribuent à remettre à la vue et à l’ouïe du public la quinzaine de conteurs et conteuses de chez nous. Citons par exemple Mafane, dont la carrière va bon train, dans sa région et bien au-delà, comme celle de Stéphane Guertin, conteur et cofondateur de la troupe humoristique Improtéine.
La pratique actuelle des arts littéraires en Outaouais se présente sous des formes et des expressions diverses, qu’il s’agisse de poésie, de conte ou de projets multidisciplinaires. Des artistes de diverses générations s’expriment dans toute la complexité de la langue à la fois écrite et parlée, afin de témoigner du temps et de l’espace dans lesquels elles et ils évoluent.
Certains extraits de ce texte sont parus dans l’introduction du numéro spécial de la revue autrichienne Lichtungen sur la poésie en Outaouais rédigée par Guy Jean et Michael v. Killisch-Horn : « Lyrik aus der Region Outaouais », no 166, 2021.
Sources publiées ayant guidé la rédaction :
Yves Bergeras, « Le conte : Perdu et retrouvé… et bien contemporain », Le Droit, 18 mars 2022.
Maryse Boyce, L’oralité comme matériau poétique, Tour du Québec, tourduquebec.ca/culture/joual-de-bataille-ou-loralite-comme-materiau-poetique
Stéphane-Albert Boulais, Le Droit, Ottawa, 8 mars 1980, p. 16.
Stéphane-Albert Boulais, « Lettre aux buveurs de taverne » dans le cahier-souvenir La nuit des fous(conception : Georges Dutil).
Collectif, Huit poèmes infiniment, Sept plus un, Hull, 1983.
André Couture, Les doux fantômes d’un grand regret. La vie et l’œuvre d’Antonio Desjardins (1894-1953), Lettresplus, Gatineau, 2008, 934 p.
André Couture, « Verbe et chair » dans Mémoire pour l’exil des souvenances, Le Coin du livre, Ottawa, 1967, non paginé.
Roger Chamberland, dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, T. IV, Fides, 1984, p. 572.
Julie Huard et Michel-Rémi Lafond (sous la dir. de), Amoroso – poèmes, Écrits des Hautes-Terres, Ripon, 2001, 137 p.
Jacques Michaud, « La collection ‘Poètes de l’Outaouais’ », dans Propos sur la littérature outaouaise et franco-ontarienne IV. Introduction et choix de textes par René Dionne, Le Centre de recherche en civilisation canadienne-française de l’Université d’Ottawa, Ottawa, mai 1983, p. 203-213.
1. André Couture, Les doux fantômes d’un grand regret. La vie et l’œuvre d’Antonio Desjardins (1894-1953), Lettresplus, Gatineau, 2008, 934 p.
2. Ibid., p. 227.
3. Jacques Michaud, « La collection ‘Poètes de l’Outaouais’ », dans Propos sur la littérature outaouaise et franco-ontarienne IV. Introduction et choix de textes par René Dionne, Le Centre de recherche en civilisation canadienne-française de l’Université d’Ottawa, Ottawa, mai 1983, p. 203-213.
4. Stéphane-Albert Boulais, « Lettre aux buveurs de taverne » dans le cahier-souvenir La nuit des fous (conception : Georges Dutil).
5. Blogue de Joual de Bataille : joualdebataille.wordpress.com/2015/03/20/paysages
6. Les Contes nomades ont été présentés au Centre national des arts, à Ottawa, sous la direction de Danièle Vallée de 2008 à 2019, et l’organisme qui rassemblait les artistes se produisant aux divers événements de contes dans la région, le Cercle des conteurs de Gatineau, tenu par Pascal Aubut, a cessé ses activités officielles entre 2016 et 2019.