Voici un intéressant roman où la narratrice Léa, femme de ménage de sa fonction, « porte un regard à la fois naïf et frondeur » (quatrième de couverture) sur les profonds changements survenus à la compagnie montréalaise Kaffa, une entreprise réputée de fabrication de cafetières.
Le nouveau dirigeant manipule à sa guise les 116 employés tout en modifiant les structures industrielles et commerciales afin de s’enrichir. Il détruit dès lors l’atmosphère familiale bon enfant qui régnait du temps du fondateur Émile, dit « le Magnifique ».
Une tumeur au cerveau a forcé Émile à vendre sa compagnie à un « Homme d’expérience » nommé indifféremment « Caius », « Julius », « César », « Caius Julius », « Caius Julius Caesar IV », « Champion », « le Champion des bouchons »… Ce gestionnaire est qualifié de « suce-la-cenne », de « brute épaisse et sadique », de « bactérie mangeuse de chair », d’homme à l’« ego surdimensionné », à la « vanité puérile », à l’« ambition dévorante »… Dans le but de « lui greffer une nouvelle vision du monde », « de le transformer en quelqu’un de bien », Léa s’autorise à subtiliser dans les bacs bleus les papiers confidentiels qui dévoilent l’objectif secret de César d’augmenter ses profits par une « cure minceur » dans le personnel et les procédés de production. Elle pousse son attitude inquisitrice jusqu’à corriger et même à réécrire, avec le concours d’amis, les notes récupérées dans les poubelles. Mais rien n’y fait, et Léa subit à son tour un brutal congédiement, après six années de service. Un peu plus de trois années plus tard, elle déniche un autre poste de femme de ménage, au Manoir Alexandra, un luxueux centre de convalescence. Elle vit alors des « retrouvailles tout aussi redoutées qu’inespérées », car le hasard veut que Julius y arrive un jour comme patient pour y soigner le « syndrome d’enfermement » qu’on lui a diagnostiqué. Connecté, intubé et incapable de bouger, l’« Homme d’expérience » se retrouve à la merci de Léa, contraint d’écouter ses propos accusateurs et vindicatifs. Mais ses monologues le laissent indifférent. Léa quitte finalement le manoir et occupe un nouvel emploi dans une quincaillerie, avec, devant elle, un bel avenir amoureux avec son ami Raphaël, pendant que Caius Julius Caesar IV, qui survit à une crise cardiaque, est condamné à vivre paralysé.
Le récit est manifestement une dénonciation cinglante des entrepreneurs capitalistes qui ne songent qu’au profit, sans égard aux employés qu’ils piétinent sans vergogne en leur débitant des discours mensongers et en multipliant les licenciements. La narration qualifie ces congédiés d’« Oubliés » et de « Portés disparus », laissant sur la sellette les « Survivants », dont plusieurs deviennent des « Génuflecteurs » ou courtisans serviles qui font des courbettes pour garder leur emploi et surveillent l’avènement des nouveaux venus, c’est-à-dire les « Étranges » et les « Migrants ». Mais il y a d’abord les « Kafkaïens », un gentilé qui ne fait « pas référence au nom de la compagnie, mais à l’atmosphère anxiogène de l’œuvre de Franz Kafka ».
C’est dans une langue simple, fluente et élégante que la narratrice accumule les nombreuses péripéties de cette aventure s’étendant sur une dizaine d’années. On note non seulement une récurrente et souple note humoristique, mais encore une pléthore de ces « petits faits vrais » chers à Stendhal, en plus de comparaisons inattendues (« un type […] épais et lourd comme [d]es gâteaux aux fruits »), d’une significative synesthésie (« entend[re] le clin d’œil complice d’Émile »), d’une disposition stimulante des chapitres… Dans ce dernier cas, si l’on veut rétablir la linéarité diégétique naturelle des deux grands ensembles composant le roman, on lira dans l’ordre les trois premiers chapitres (le temps d’Émile), puis les 5e, 6e, 8e, 9e, 11e, 12e, 4e, 7e, 10e, 13e, 14e et 15e (le temps de César).