Une traversée en Basse-Côte-Nord, envahie d’attachement, d’empathie et de détermination, qui dit le large, l’absence des pères, la folie des mères qui « ont épousé / l’horizon », le retour à soi.
Pour devenir solide et s’enraciner, pour prendre possession de ce qui nous a construit, il faut se délester, partir et parfois, rentrer à la maison. Le premier livre de Kristina Gauthier-Landry trace cette route. Il s’ouvre sur « Je te cherche comme le fleuve », suite qui fait que le portrait de la vie et du village, à travers un regard d’enfant, est aussi beau qu’inquiétant : « [L]e long de la ligne jaune / l’ennui se resserre / les aulnes sont des œillères il n’existe / aucun autre chemin ». Cette route que je sens sinueuse, bordée de nostalgie, mais aussi d’agitation, la poète l’empruntera, impérativement. Je lis ces premiers poèmes avec au cœur une sensation d’éloignement, l’impression de m’enfoncer dans ces territoires vastes de bord de mer. L’ombre des hommes sur leurs bateaux est omniprésente et face à elle, la narratrice oscille entre amour, admiration, manque. Lentement se dessinent un paysage intérieur et des « villages entiers construits / sur tout ce dont on ne parle pas ».
Sous un ciel lisse, sous le doux et le scintillant, pointent la peur, l’ennui, le temps long, « une fin d’été revole / un tison / troue ma botte ». Une colère sourde, venue de loin, émerge. Il y a les départs, la route, la rage. Plane sur la fin de l’enfance une odeur d’alcool, d’homme en état d’ébriété, de violence contenue. La poète pressent la foudre qui gronde en elle, reste sur ses gardes : « J’avance prudemment dans ma colère / la mémoire brandie / comme un bâton ».
Le vernis craque, sous la forme d’un réveillon de Noël trop arrosé qui vire mal. L’attachement et l’amour frôlent la haine. L’émotion semble difficile à étreindre, la poète serait tentée de lui tourner le dos : « [J]’aimerais mieux partir / que t’haïr encore ». Parce que le mal-être des uns lentement contamine les autres, il faut ouvrir les valves, libérer la parole : « [J]’enlève un à un les éclats / dans nos gorges / ça nous fera au moins un début de feu / pour souper ». Cette libération passe par un aveu de tristesse, à laquelle la poète ne cédera pas : « [R]efuser la tristesse en bloc / lego / sous le pied ».
Dans « La constance des heures », quatrième suite du livre, on fait un retour en arrière. Les textes s’adressent à une femme vieillissante qui se berce devant le châssis, qui s’ennuie. Le ton est chaleureux, la poésie enveloppe cette grand-mère qui porte une mémoire pesante. La poète travaille à se nouer à cette femme, se rattache à elle pour former un NOUS ample. La mémoire circule de l’une à l’autre, le temps fait des boucles : « [L]’horloge se trompe / de bord / l’aiguille des minutes remonte / à l’origine / ce moment où tu ne portais rien / ni jupe / ni peine / ni rien ». Il vient renforcer l’appartenance, le lien entre les femmes et leur lieu d’origine : « [B]ientôt la marée monte / entre nous / le rêve impossible / de rentrer à pied ». Toutes partagent le désir de revenir à la maison et, même si cela risque d’être épineux, elles n’ont pas peur.
« Et arrivées au bout nous prendrons racine », qui donne son titre au livre, est une suite marquée du sceau d’une grande force, d’un sentiment de puissance, où la poète, le NOUS, tracent leur propre route, en confiance, et avancent sur des eaux calmes autant que dans la brume, avec courage et grandeur : « [J]e t’ai trouvée à genoux / de la terre partout autour du soleil / barbouillait ton visage / d’éclaircies / il nous faudra devenir / navigatrices ».
Un passage en italique amorce chaque partie du livre, comme une voix ultérieure aux événements qui aurait pris un certain recul et intériorisé le chemin parcouru. La voix de Kristina Gauthier-Landry est gorgée de caractère, de ce qui fait scintiller l’enfance, d’émerveillement devant de toutes petites choses, mais aussi de rage. La poète possède la capacité de dire le troublant, le contradictoire et l’émouvant de manière dépouillée, ce qui en décuple la portée. Elle offre des collections de lieux, de bonheurs possibles ou de choses qui lui glissent entre les doigts, et en fait jaillir sens, profondeur, incarnation, avec un extraordinaire pouvoir d’évocation. Se déroulent sous mes yeux comme dans un vieux film sur bobine, la vigueur et l’importance de ce voyage, de l’enfance à l’âge adulte, de l’enracinement à la fuite, jusqu’au retour à la terre natale.