Karl Ove Knausgaard a entrepris entre 2009 et 2011 – soit au début de la quarantaine – de raconter sa vie intérieure à travers les faits de son quotidien aussi bien qu’à travers ses relations avec sa famille, en particulier avec son père. Mal dans sa peau, très tôt il désire s’extirper d’un milieu sans chaleur pour devenir écrivain. Fin de combat est le dernier tome d’un cycle de six ouvrages qui racontent cette épopée intime et qui sont parus sous le titre générique de Mon combat.
Dans le précédent ouvrage, Comme il pleut sur la ville, on suivait Karl Ove pendant ses études dans une école spécialisée de Bergen qui allaient lui permettre, espérait-il, de devenir écrivain. On le retrouve ici une dizaine d’années plus tard, alors qu’il est devenu une personnalité qui compte dans le paysage culturel et littéraire norvégien, après la parution de deux romans qui lui ont valu un grand succès à la fois critique et populaire.Fin de combat, qui compte trois parties distinctes, débute alors que nous sommes à la veille de la parution de La mort d’un père, le premier titre du cycle, où Knausgaard raconte le divorce de ses parents et la fin pathétique de son père, mort d’alcoolisme dans des conditions abjectes. Avant de faire paraître le livre, Knausgaard avait fait parvenir une copie de son manuscrit à tous ceux qui y figuraient afin d’obtenir leur accord. Il leur offrait également de modifier son texte pour qu’on ne puisse pas les reconnaître s’ils le souhaitaient. Or, son oncle Gunnar, le plus jeune frère de son père, celui dont l’auteur était le plus proche, menace de les poursuivre, lui et son éditeur, pour diffamation en cas de publication, affirmant que le texte est truffé de calomnies sur sa famille et d’erreurs factuelles grossières, et qu’une douzaine de personnes sont prêtes à témoigner pour le prouver.Pour Karl Ove, c’est un coup de massue, lui dont le « moi » n’est guère solide et qui s’est « entièrement construit à partir de ce que les autres pensaient ». Ce rejet violent est donc pour lui l’occasion d’une interrogation douloureuse sur la nature de sa personnalité, sur ses rapports avec son entourage et, plus largement, sur la justesse de ses souvenirs au regard des événements relatés. Cela donne au lecteur l’occasion de lire des pages d’une grande sensibilité, aux accents parfois proustiens. Finalement, il s’autorisera à publier malgré les objections de certains : « Ce n’est pas […] sur eux que j’écris, mais sur le souvenir que j’avais d’eux ». Chacun a droit à ses souvenirs au bout du compte.Mein Kampf revisitéLa deuxième partie de Fin de combat constitue une très longue digression – presque 500 pages – qui a pour point de départ la lecture de Mein Kampf de Hitler. Il s’agit en fait d’un essai qui, sous couvert d’une évocation de la jeunesse du dictateur, aborde d’innombrables thèmes liés à la Vienne d’avant-guerre, à la république de Weimar de l’entre-deux-guerres, aux liens entre le discours d’une époque et la psychologie des individus, entre l’art et la politique. Surtout, Knausgaard développe une théorie de l’humain et de la société qu’il résume par la formule je-tu-nous-ils-ça.Totalement détachée du récit principal, cette deuxième partie en forme d’essai plombe lourdement la lecture de Fin de combat en dépit de certains passages fort brillants. Knausgaard, après s’être dépeint comme un individu assez quelconque, coincé et immature, aurait-il voulu prouver à ses lecteurs qu’il était tout de même un homme d’une haute culture et d’une grande érudition, qui sait discourir avec talent aussi bien sur Heidegger que sur Marx, aussi bien sur l’œuvre de Shakespeare que sur celle de James Joyce ? Le lecteur pressé pourra sauter cette partie sans que sa compréhension du reste de l’ouvrage en souffre.La troisième et dernière partie de Fin de combat nous ramène à la vie domestique de la famille Knausgaard. Nous avions déjà fait connaissance avec son épouse Linda et leurs trois enfants dans le deuxième tome, Un homme amoureux. Ici, la routine reprend tous ses droits : les petits déjeuners expédiés à la sauvette, la poussette coincée dans les portes d’ascenseur, la lessive à faire, les petits qu’il faut aller chercher au jardin d’enfants, les courses à faire pour les repas, etc. Mais ce fragile équilibre se brise quand Linda, qui est bipolaire, retombe en dépression. Alors qu’elle est admise de son propre gré dans un institut psychiatrique, Karl Ove doit se démultiplier pour faire tourner à lui seul la maison aussi normalement que possible afin de cacher aux enfants la nature de la maladie de leur mère. Simultanément, il doit plancher sur son ouvrage pour le faire avancer et respecter les échéances que lui ont fixées ses éditeurs. Tout ça finira par se régler. Avec le temps, Linda retrouvera peu à peu son équilibre. Elle se remettra même à écrire elle aussi, et Karl Ove finira son livre. Ce qui ressemble à une fin hollywoodienne ne l’est qu’en apparence, comme on s’en rendra compte à la toute fin du livre.On a pu dire de Karl Ove Knausgaard qu’il était l’écrivain de la banalité. Et ce n’est pas totalement faux. Pourtant, cette banalité ne diminue en rien ni le talent de l’auteur, ni le plaisir du lecteur, car celui-ci a su transfigurer par son écriture ce qui, à première vue, était insignifiant et en faire la matière d’une œuvre littéraire à part entière. L’efficacité de cette écriture tient dans la simplicité d’une phrase sans fioritures et dans la justesse du ton. Mais, plus que le style, ce qui nous retient dans cette longue confession qu’est Mon combat, c’est l’émotion qui affleure partout sous le texte et dans laquelle le lecteur peut se reconnaître.« Je lis et j’écris sur la vie. La seule chose dont je ne veuille pas, c’est la vivre », écrit-il quelque part. Le combat de Karl Ove Knausgaard ne consisterait-il pas à apprendre à vivre finalement ? La question reste ouverte.