Dans des poèmes-confessions d’une honnêteté saisissante et d’une grande élégance malgré la férocité des émotions convoquées, la poète raconte une fracture originelle, la recherche de sa place entre le monde des vivants et la tentation de la mort.Dans une adresse à celle qui partage « les jours d’avant les jours », Karianne Trudeau Beaunoyer nous conduit dans la fusion de l’avant-vie, puis dans la cassure, le glissement vers l’extérieur. Entre les jumelles, un rapport de force est palpable, les frontières de l’identité, floutées. Brusquement, le nous se scinde. Une seule chose est possible pour celle qui reste morcelée : « Je vais m’occuper de ma vie ».Dans « Avant la mue », première partie du livre, s’occuper de sa vie résonne pour la narratrice comme s’observer, se lier et mêler son histoire à celle de la disparue, se chercher, s’inventer des destins, lucide face au milieu dans lequel elle évolue : « La famille, c’est moi, c’est juste moi, tous mes âges, tous mes états ». Comment se développer avec la sensation d’avoir incorporé en soi une partie de l’autre : « J’ai des cheveux, maintenant, beaucoup de cheveux, ils sont épais. Je les coupe court. J’ai des dents. Tellement de dents qu’il a fallu m’en arracher pour éviter qu’elles poussent toutes croches. Des cheveux et des dents pour deux ». Comment être l’enfant quand il faut endosser le rôle de la mère : « Puis j’irai border maman ». La narratrice porte la perte de sa sœur, l’indifférence du père, la douleur de la mère. Elle cherche sa place dans une cellule familiale : « On m’envoie jouer dehors, dans le trafic, prendre l’air, chez le diable ».Tandis que la morte « conserve sans jamais se lasser le goût de rapetisser, de ne pas faire de bruit, de mener une existence ténue », la narratrice tend aussi à disparaître : « À cinq pieds neuf, quatre-vingt-dix livres, je sens mes côtes sortir de leur cage. Avec un couteau dentelé, je décide de les extraire. Je choisis la plus courte, la côte flottante, et j’enfonce la pointe dans les yeux de ceux qui n’avaient pas encore remarqué ma lente disparition ». La mue s’opère dans la rupture. Puisqu’il faut lutter pour désirer, pour ne pas se laisser dévorer, c’est à cette chasse infinie de soi que l’autrice nous convie, consciente de ce qui la constitue. C’est avec l’arrivée de la figure de la grand-mère, même si la douleur est toujours présente, que la douceur, brièvement, s’installe : « Je n’ai pourtant de foi qu’en des choses très douces, comme les joues de ma grand-mère, ouatées par la cortisone ».Dans la seconde partie, « Toute mon ingratitude, tout mon courage », monte une énergie brute : le bruit, la colère, une fureur, les mâchoires et les poings serrés. Je sens que le livre entier est une tentative de répondre à cette question : « Aussi longtemps qu’on n’est pas mort, fait-on semblant ? » Qu’il est traversé par le sentiment de solitude, par la contradiction entre le besoin d’être au monde et celui de le rejeter, par la nécessité de se construire, au-delà de la jumelle, au-delà de la mère, et de cette ennemie qu’elle croit être. Tout m’apparaît comme lutte, tentative de garder la tête hors de l’eau, d’échapper à la sensation d’être mauvaise et inadéquate. Une série de poèmes où l’autodestruction est mise de l’avant accentue cette impression.La prose de Karianne Trudeau Beaunoyer est dense, chargée comme une arme. Ce n’est qu’à la toute fin que les eaux se calment : « Je prends la joie pour ce qu’elle est, une version miniature de la mort, qui interrompt le temps avant de s’interrompre ». Dans ces mots, je trouve la paix d’un refuge.
JE SUIS L’ENNEMIE
- Le Quartanier,
- 2020,
- Montréal
104 pages
18,95 $
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