Dans une entrevue accordée à Laure Adler sur les ondes de France Inter, l’auteur affirmait que 85 % de l’élite haïtienne avait quitté le pays.
Enseignant, écrivain, animateur d’ateliers littéraires, féru de justice et de musique, Lyonel Trouillot a quant à lui fait le choix de rester et de donner la parole aux plus démunis. Son dernier roman, Antoine des Gommiers, nous livre un vibrant chant d’amour porté par les déshérités de cette terre sans cesse malmenée.
« On est juste deux frères sans enjeux pour se chamailler », laisse tomber Ti-Tony, celui des deux qui porte l’histoire sur ses épaules, comme il porte son frère Franky lorsque la situation l’exige. Très tôt renvoyé de l’école, la grand-mère ne pouvant assumer les coûts pour instruire les deux garçons, il excellera dans celle de la rue où il apprend très jeune à survivre et à subvenir aux besoins de sa famille.
L’un est inculte, l’autre fainéant ; ils n’en sont pas moins inséparables. Ti-Tony et Franky nous livrent les deux faces d’un monde où rien n’est acquis, où tout peut s’écrouler à la moindre secousse. Ti-Tony apprend à jouer du muscle alors que Franky cultive les figures de style et se met en tête d’honorer la mémoire d’Antoine des Gommiers, leur oncle présumé, le plus grand oracle que le monde ait jamais connu. Depuis sa chute d’une toiture pour avoir tenté de suivre son frère, Franky est cloué dans un fauteuil roulant. Il tient au mot fauteuil, alors que pour son frère le mot chaise convient très bien à sa situation. Cette double représentation d’une même réalité illustre bien le lien qui les unit, comme le fossé qui les sépare. Leur histoire, comme pour tant d’autres, se résume à celle des laissés-pour-compte dans une société fortement inégalitaire, violente, où chacun espère remporter le loto pour échapper à la misère. Le jour où Antoinette, leur grand-mère qui jusque-là veillait sur eux, s’effondre dans la rue, les voilà devenus orphelins. Une fois ramassées les emplettes qui se sont répandues dans la rue, ils doivent organiser la veillée funèbre. L’un voit à sa logistique, le second au discours qui devra être prononcé en son honneur.
Le roman alterne entre les efforts que déploie Ti-Tony pour assurer leur survie, la reconstitution du passé à laquelle se consacre Franky, et les audiences qu’accorde Antoine des Gommiers à tous ceux et celles qui se présentent à lui, qui pour connaître son avenir, qui pour obtenir les numéros de la combinaison gagnante du loto, qui pour prendre la meilleure décision lorsqu’une situation délicate l’exige. Paradoxalement, c’est Ti-Tony qui nous livre leur histoire. En compagnie de Danilo, de Pépé et de ses acolytes, qui n’hésitent pas à recourir à tous les moyens à leur portée pour se faire respecter dans un monde où chacun épie son voisin, Ti-Tony nous entraîne à leur suite dans Port-au-Prince, ses grandes avenues et ses quartiers surpeuplés.
Quant à Antoine des Gommiers, personnage haut en couleur, plus grand que nature, il mange peu, boit peu et n’entretient des relations sexuelles avec sa femme et ses maîtresses que les jeudis dans les mois pairs, nous informe un second narrateur qui s’élève au-dessus de la mêlée pour décrire les actions qui se déroulent sous nos yeux et nous instruire sur les motivations de chacun. À lui seul, Antoine, par ses pouvoirs divinatoires, a inscrit la renommée du village des Gommiers au-delà des frontières. Aux intéressés qui se pressent à ses audiences divinatoires, il préfère regarder jouer les enfants, et plonger son regard dans le corset de la jeune paysanne qui lui sert son repas du midi.
La force du roman tient en grande partie à l’oralité qui s’en dégage, à cette poésie qui émane d’un monde qui peut à tout moment s’écrouler. Trouillot met en lumière le pouvoir évocateur et libérateur de la littérature ou, pour reprendre les mots de Ti-Tony : « La littérature, tu inventes une fable qui peut ne correspondre à rien, et on te donne une récompense pour t’être trompé sur le réel ». Mais c’est avant tout une récompense pour le lecteur.