Dans son brillantissime essai, l’auteur entend donner la clé qui explique à peu près tout.
Vraiment tout, aussi bien la création de l’univers (ou d’univers multiples et parallèles selon certaines théories scientifiques) à la suite du Big Bang (Grande explosion) originel que sa fin programmée, soit par un Big Rip(Grande déchirure) dû à un affaiblissement de la force gravitationnelle qui entraînerait, à terme, la dislocation de la matière, soit par un Big Crunch (Grande implosion) si l’expansion de l’univers devait s’inverser parce que la gravité négative ne pourrait plus soutenir cette expansion continue. Jusqu’ici, nous sommes en terrain relativement connu du point de vue scientifique : c’est la fameuse recherche de la constante cosmologique d’Einstein cachée dans l’antimatière qui permettrait de connaître la fin la plus probable de notre univers.
Ce qui distingue Brian Greene de la majorité des grands vulgarisateurs scientifiques, c’est qu’il applique à l’étude de l’Homme et à ce qui fait sa singularité exactement les mêmes règles que celles qu’il utilise pour expliquer le monde qui nous entoure. On ne parle pas ici seulement des étapes qui ont conduit les premiers unicellulaires à se former et à évoluer en organisations plus complexes, ni des mécanismes par lesquels celles-ci ont abouti à la création d’une première forme de vie rudimentaire et, de là, à toutes les formes de vie complexes que nous connaissons puisque, là encore, on se retrouve en terrain arpenté depuis longtemps par les scientifiques.
Ce qui est radicalement nouveau dans Jusqu’à la fin des temps, c’est que l’auteur entend rendre compte de l’apparition et du mode de fonctionnement des activités « spirituelles » du cerveau comme le langage, la pensée, la conscience, le libre arbitre, l’élan spirituel ou artistique en ne s’appuyant que sur les lois de la physique, en particulier sur la deuxième loi de la thermodynamique, l’entropie (l’ordre dans l’univers tend au désordre), et sur le principe de la sélection darwinienne (le vivant ne conserve et ne perpétue que les modifications génétiques aptes à assurer sa survie).
Au sujet de son entreprise intellectuelle, Greene écrit avec une assurance déconcertante au début de son ouvrage : « Peut-être saisirons-nous le fonctionnement de l’esprit et de la matière si parfaitement que tout sera révélé, des trous noirs à la musique de Beethoven, des bizarreries de la mécanique quantique à la poésie de Walt Whitman ». Plus loin, il avance son argument fondamental : « C’est [la] danse de l’entropie qui va chorégraphier l’ascension de la vie, de l’esprit et de presque tout ce à quoi l’esprit attache de l’importance ». Bref, Greene évacue toute transcendance. L’Homme est sa propre finalité : « Il n’y a pas de [grand dessein] tapi dans les profondeurs de l’espace, attendant d’être découvert ».
À lire des affirmations comme « la vie n’est rien qu’une astuce de plus que l’univers emploie pour libérer le potentiel entropique de la matière » ; « du point de vue de la survie, les arts ne sont que des sucreries sans valeur nutritive » ; « une prédilection pour des croyances religieuses peut ne pas avoir en soi de valeur adaptative, mais elle est livrée dans le même paquet que d’autres propriétés du cerveau qui, elles, ont été effectivement sélectionnées », on n’est pas étonné d’apprendre que Brian Greene ait pu être accusé de réductionnisme.
C’est un jugement qu’il ne réfute pas, bien au contraire. Il se réclame clairement d’un point de vue strictement physiciste. « Nous sommes des êtres physiques constitués d’un grand ensemble de particules gouvernées par les lois de la nature. Tout ce que nous pensons et tout ce que nous faisons est réductible aux mouvements des particules […] pleinement gouverné[s] par les lois de la physique. »
Pour autant, ses thèses ne sont pas aussi simplistes que pourraient le laisser croire certains extraits que nous venons de citer. Il aurait fallu, pour leur rendre justice, des développements qui auraient débordé le cadre du simple commentaire de lecture. Disons, pour faire court, que son propos n’est pas dogmatique. Il ne manque pas de rappeler encore et encore qu’en ce qui concerne la mécanique quantique, nous sommes dans le domaine des probabilités et non plus dans celui des certitudes newtoniennes. Toutes les théories qu’il avance sur le fonctionnement du cerveau et la conscience le sont donc sur le mode de l’hypothèse (forte de son point de vue).
Professeur de physique et de mathématiques à l’Université Columbia de New York, auteur de précédents ouvrages fort remarqués (L’univers élégant, La réalité cachée), Brian Greene a, du fait de sa formation sans doute, un grand souci d’être compris par ses lecteurs. Ainsi, il recourt constamment à l’analogie pour expliquer certains concepts difficiles à saisir pour les non-initiés. Cependant, il faut dire qu’en dépit de ses efforts de vulgarisation, son essai exige du lecteur un minimum de bagage scientifique, ne serait-ce que sur le plan lexical. Mais, de grands bonheurs intellectuels attendent celui ou celle qui s’y aventurera. Par l’ampleur de son champ d’étude et par la nouveauté du point de vue adopté, Jusqu’à la fin des temps est un des livres les plus stimulants qu’il lui aura été donné de lire depuis longtemps.