Il y a d’abord l’enfant qui entend le train au loin, promesse encore non formulée, mais qui se rapproche à grande vitesse, jusqu’au moment où il l’aperçoit, la bête humaine, de l’autre côté du lac où, un beau jour, l’entraînera à sa suite un oncle pour en prendre toute la mesure, humer le souffle qu’elle laisse sur son passage, et faire naître un désir qui ne cessera de croître avec les années. Partir, découvrir le monde, le recréer à la grandeur des rêves qui habitent déjà l’écrivain en devenir.
Être à la fois immobile et transporté par les paysages qui défilent à toute vitesse par les fenêtres, à l’écoute des voix qui soudain s’immiscent en soi et que l’on s’efforce de retenir, d’en tracer avec le doigt les premiers mots sur la vitre embuée avant qu’ils ne s’effacent, telle est la magie qui se déploie dans les pages de ce carnet. Robert Lalonde y retrace le parcours d’une vie d’écrivain, tout aussi riche en déplacements qu’en découvertes de lectures, d’amis écrivains avec lesquels il poursuit ses échanges à bord de trains, dont le nom seul suffit parfois à nous émerveiller.
Le carnet s’ouvre au moment où Robert Lalonde a 28 ans. Il n’a encore rien publié, mais le désir de se lancer sur les traces de Jack Kérouac et de tous les autres écrivains qui l’accompagnent dans ce train de nuit, qui relie Montréal et Toronto où il travaille en alternance, ne cesse de croître. Il traîne avec lui l’ébauche de son premier roman dans lequel « [l]es pages frénétiquement s’accumulent », comme défilent sur les rails les milliers de kilomètres que le train avale. Lalonde nous entraîne à sa suite en compagnie de Gabrielle Roy, de Colette, de Flannery O’Connor, d’Eudora Welty, de Virginia Woolf, de Giono, de Tchekhov, de Handke, et de tant d’autres qui ont toujours voyagé avec lui. La variété des registres dans lesquels Lalonde leur prête voix comme la diversité des situations dans lesquelles ils prennent vie donnent un caractère unique à chaque trajet. On ne demande qu’à poursuivre le voyage à leurs côtés, passager discret dans le même compartiment. S’agissant ici d’un carnet, Robert Lalonde y va de quelques aveux sur sa pratique. « C’est à bord d’un train, écrit-il, d’un autre et d’un autre encore, que j’ai appris d’abord à espionner, puis à laisser parler mes personnages. » Et d’ajouter, quelques pages plus loin : « Au fond, on monte à bord du train afin de travailler en paix, tout bonnement ».
Du regretté Tortillard qui reliait la ville de Québec au village de Pointe-au-Pic, à La Malbaie, au mythique Al Andalus qui traverse la sierra Nevada, Robert Lalonde nous rappelle l’attribut de tout bon voyageur : il faut « s’adonner à l’inattendu », accepter que tout peut arriver. La destination, le but à atteindre ne doit pas occulter l’importance du trajet, de la distance à franchir pour y parvenir. Le voyageur, comme l’écrivain, se doit d’être toujours en mouvement vers ce qui l’appelle.