L’auteure a des yeux pour voir : ça se goûte. Elle aime les mots : ça s’entend. Elle nous convie à une excursion pour les sens.
Lapierre-Otis est peintre, photographe et plasticienne. Ça se voit. Elle a un réel talent pour décrire. Elle explore aujourd’hui un territoire à la fois imaginaire et bien réel, celui des métaphores et des mots. Tableaux littéraires, vignettes, coups d’œil et aperçus : voilà l’errance contrôlée qu’elle déploie devant son lecteur. Saisons, lieux, souvenirs et expériences quotidiennes : voilà la matière qu’elle traverse et observe. Ses observations, tantôt elle les complète, tantôt, le plus souvent, elle les donne pour ce qu’elles sont, gratuites, presque nues et pures : « Au loin, lentement, l’horizon se colore de rose orangé. Au-dessus d’arbres dégarnis, un ciel qu’on avait oublié depuis quelques semaines ».
On peut d’abord s’interroger sur cette façon de voir et de faire, sur cette absence de vision en surplomb : les quelque 30 premières pages de son carnet n’offrent rien qui ramasserait l’ensemble, si je puis dire. On ne sent ni ne pressent rien qui viendrait composer cette succession d’impressions fugitives, cette série de tableaux brefs. Quelque chose nous y invite-t-il ? Non. D’où un sentiment d’éparpillement. Car nous sommes dans l’univers du carnet, du constat fugace, de la pensée évanescente, de la prose affranchie de son carcan rhétorique ; dans un monde en écho où un haïku répond à une question philosophique, où une citation prolonge ou annonce un micro-récit. La phrase est nette, portée par l’attention au détail qui compte, par une sensibilité constamment en éveil. Plusieurs auteurs accompagnent Lapierre-Otis dans cette démarche : Alberto Manguel, Nicolas Bouvier, Nicole Houde et Serge Bouchard, parmi d’autres. On sent la passion pour le livre et la lecture.
Je ne cacherai pas une légère irritation devant un tic que je prierais les éditeurs de corriger. L’auteure écrit : « l’œuvre L’urinoir de Duchamp », « le livre Kim de Kipling » ou « le tableau Guernica de Picasso », là où L’urinoir de Duchamp ou Guernica auraient assurément suffi. A-t-on besoin de se faire rappeler que La Joconde est un tableau ou que Aïda est un opéra ? Ces œuvres majeures me semblent assez connues, et Lapierre-Otis s’adresse manifestement à des lecteurs cultivés ou curieux : soit ils connaissent, soit ils iront fouiller. Un travail éditorial aurait pu corriger ce tic. J’admets qu’on trouve de plus en plus cette façon de faire, comme si on ne faisait pas confiance au lecteur, ou qu’on présumait de son ignorance.
Plus encore que ses réflexions sur le passage du temps ou sur l’art, j’ai aimé la dimension autobiographique que prend parfois le carnet. Des souvenirs s’invitent, des fragments de récit de vie, la sienne et celle de ses proches, des personnages qu’on accueille avec bonheur : sa mère, son père, sa sœur, Marie-Maude, une lointaine camarade d’enfance, « jeune adulte dont personne ne se soucie », pour ne nommer qu’eux. On voudrait en savoir plus. Par le biais de ces portraits rapides, l’auteure m’a ému. Voilà installés de nouveaux territoires à arpenter. J’attends à présent le récit d’enfance ou le roman de Marie-Maude, sûr que Lapierre-Otis saura nous toucher.