Avertissement : fort risque d’attachement aux personnages de ce recueil.
Férocement réussi, serait-on tenté de reprendre à notre compte pour qualifier le second recueil de l’autrice qui a obtenu le Prix de la nouvelle Radio-Canada deux années consécutives, et l’on comprend pourquoi.
Les neuf nouvelles réunies dans ce recueil ont pour figures centrales, comme le souligne la narratrice de la dernière nouvelle, « Vie et mort des écrivaines », « quelques anonymes, quelques presque mortes, quelques mères, peut-être la mienne, mais toutes, m’a dit un cher ami qui les a fréquentées, férocement humaines ». Et elles le sont, assurément. À commencer par Vivian Vachon, sœur de Maurice Vachon, mieux connu sous le surnom de Mad Dog Vachon, dans le texte qui ouvre le recueil. La nouvelle braque ici les projecteurs sur la vie méconnue de la lutteuse québécoise. Elle se déploie comme dans un ring. Dans le coin droit, le narrateur nous la présente, voici Vivian Vachon, décline ses antécédents familiaux, ses traits propres, la voiture qu’elle conduit, une Buick, le décor qui s’affiche autour d’elle, l’état du monde en cette fin août 1991 ; puis, dans le coin gauche, un jeune homme dans la vingtaine, né par césarienne, qu’on appellera Junior, qui conduit un 4 x 4 avec les facultés affaiblies, alors que circule sur la même route un dix roues dont on devine qu’il aura un rôle à jouer dans le drame qui se met en branle, que Gorbatchev est toujours président de l’URSS et qu’une recrue de la SQ, tapie sur le bord de la route, pointe un radar en direction de Vivian qui, s’il faut en croire l’appareil, roule ce soir-là 503 km/h au-dessus de la limite permise. On le voit, les détails réalistes abondent, mais ils ne seront pas un frein au récit, ni dans cette nouvelle, ni dans celles qui suivent. Tous les éléments sont en place pour que survienne le drame appréhendé, qui se produit effectivement sous nos yeux puisque, comme le souligne le narrateur, « la vie est ainsi faite : nous sommes tous, la plupart du temps, tel un Pigeon (c’est le nom de la recrue de la SQ), sur le bord de l’autoroute, au mauvais endroit, au mauvais moment ».
Julie Bouchard sait mettre à profit le célèbre précepte cher aux auteurs américains : Show, don’t tell. Le style est vif, alerte, rythmé, et ne laisse place à aucun temps mort. S’entremêlent dans ces histoires drames personnels, état du monde en parfaite déliquescence, humour, voire ironie (Julie Bouchard maniant ici l’utilisation des parenthèses et des apartés avec efficacité et doigté). S’y retrouvent des escapades en voiture qui ne sont pas sans rappeler le film mythique de Ridley Scott, Thelma et Louise (réalisé, coïncidence ?, en 1991, ce qui correspond également à l’année où survient l’accident dans la première nouvelle), autant pour l’action qui s’y déroule, ses héroïnes, que pour le côté déjanté des histoires. Certaines nouvelles sont inspirées de faits divers, dont l’une, « Sue et Cindy à Split Landing, fin juillet », qui se passe ans un village de l’Ouest canadien au moment où un drame y secoue la communauté à l’été 2019. Les personnages entrent en scène les uns après les autres, comme au théâtre. Une fois le décor planté – un village perdu au milieu de nulle part, les protagonistes introduits, deux adolescents en cavale soupçonnés de meurtre –, les détails sur le quotidien des résidents judicieusement répartis, on assiste à l’étiolement d’un couple. La force de l’écriture, avant tout évocatrice, repose ici sur ce qui est suggéré sans jamais être nommé. L’ombre tutélaire de Raymond Carver se laisse deviner ici et là, comme la musique de Nino Rota se fait entendre.
Dans la nouvelle qui clôt le recueil, la narratrice entremêle sa voix à celles de Marie Uguay, de Sylvia Plath, de Virginia Woolf, écrivaines férocement humaines. Pour sombres que puissent par moments paraître ces histoires, ainsi que le souligne l’un des personnages de cette nouvelle, elles n’en sont pas moins émouvantes et lumineuses : « […] je n’ai pas l’impression d’avoir un choix, déclare la narratrice, car, en matière de contenu, et pour le dire très simplement, on bricole du mieux qu’on peut, me semble-t-il, avec ce qui a été ».
Chose certaine, Julie Bouchard sait drôlement bien bricoler ses histoires.