Un siècle après sa parution, ce roman datant de 1921 fait l’objet d’une réédition. La manœuvre est bienvenue dans le contexte actuel, fait de débats enflammés sur le racisme, le colonialisme, la couleur de la peau.
La publication de l’ouvrage de cet auteur (1887-1960), originaire des Antilles, fonctionnaire français de l’administration coloniale, avait fait scandale dans la France de l’époque.
Il avait, apprend-on dans la préface d’Amin Maalouf, mis à mal le sentiment civilisateur dominant à propos de la colonisation. Un coup d’épingle dans la fierté nationale française d’autant plus difficile à accepter que la parution du livre eut tout un écho : l’écrivain avait en effet réussi l’exploit de gagner le Goncourt à son tout premier roman, et était ainsi devenu le premier Noir à remporter un prix littéraire de prestige, consacrant son statut de pionnier du roman africain en français.
L’histoire se passe en Afrique centrale, plus précisément dans la République centrafricaine actuelle, territoire nouvellement colonisé par la France. Batouala est le chef vieillissant, mais jaloux et implacable d’une ethnie locale, les Bandas. Il en vient à l’affrontement avec le jeune Bissibi’ngui, car celui-ci entretient une idylle avec une de ses huit compagnes, au surplus sa favorite, Yassigui’ndja.
À travers le vécu de Batouala, on voit un monde s’écrouler, se déliter, et le roman fait ainsi penser au chef-d’œuvre de Chinua Achebe, Le monde s’effondre. Ce dernier roman (1958) porte aussi sur la colonisation, mais britannique celle-là, du point de vue des Africains, et sur la disparition brutale d’une vie communautaire qu’on croyait figée à jamais.
D’une écriture précise et très soignée, ce livre est un cours d’ethnologie tant on s’imprègne de la culture africaine ancestrale : on fait la connaissance de noms propres, de noms de villages, de coutumes, de mots tirés du contexte africain de l’époque, dont on n’a jamais vu la résonance ailleurs. Cela ralentit certes la lecture, mais dénote ce qu’on devine être le soin pointilleux qu’a mis l’auteur à rédiger son œuvre.
Le livre n’est pas l’attaque frontale contre la colonisation à laquelle on aurait pu s’attendre. Son propos est plus subtil, plus oblique, surtout en ce qui concerne l’incidence néfaste de la présence des colons sur la population noire.
Les Français sont en fait quasiment absents du roman. Leur rare mention les ramène à un rôle d’usurpateurs et d’oppresseurs, avec un comportement irritable, impatient, et surtout insensible à la culture des populations des territoires qu’ils cherchent à réduire au travail forcé.
« Notre soumission, reprit Batouala, dont la voix allait s’enfiévrant, notre soumission ne nous a pas mérité leur bienveillance. Et d’abord, non contents de s’appliquer à supprimer nos plus chères coutumes, ils n’ont eu de cesse qu’ils ne nous aient imposé les leurs. […] Les blancs sont ainsi faits que la joie de vivre disparaît des lieux où ils prennent quartiers. »
Il est paradoxal que René Maran soit décédé en 1960, au début des indépendances africaines. Son livre aura assurément contribué à une prise de conscience de la cruauté et du manque de dignité de plusieurs Européens dans le cadre de cette colonisation brutale à partir du XIXe siècle, dont les effets délétères se font encore largement sentir aujourd’hui.